René Denise

Quelques jeunes peintres se rassemblent en 1945; ce sont Deyrolle, Dewasne, Hartung, Marie Raymond et Shneider. Ils présentent tous les cinq leurs « peintures abstraites » du 26 février au 20 mars 1946 à la galerie Denise René qui s’est ouverte 124, rue de la Boétie quinze mois auparavant. Se joignent bientôt au petit groupe Giolioli, Poliakoff et Vasarely (ce dernier avait inauguré la galerie le 10 novembre 1944 avec une exposition d’œuvres figuratives) puis Mortensen et Robert Jacobsen, arrivés récemment du Danemark. Aux lendemains de la seconde guerre mondiale, rares sont les gaelries qui défendent l’art abstrait à Paris (et ailleurs). Curieusment elles sont toues dirigées par des femmes (l’exception étant René Drouin) : Colette Allendy, Florence Brown (Galerie des deux îles), Jeanne Bucher, Lydia Conti, Suzanne de Coninck (Galerie de Beaune), Eva Philippe (Galerie du Luxembourg), Denise René…

JD fera cinq expositions personnelles chez Denise René, et jusqu’au milieu des années cinquante, il participera à toutes les grandes manifestations de groupe organisées par la galerie. et c’est encore Denise René qui présentera en 1966 la première rétrospective du peintre à Paris, après son absence d’une décennie sur les cimaises de la rue de la Boétie.

Querelle du froid et du chaud

C’est justement à l’époque où l’art abstrait commence à être reconnu à Paris qu’une polémique de plus en plus violente divise le milieu de la peinture abstraite. Controverse envenimée bien sûr par ses adversaires et par certains journaliste amateurs de simplifications et d’étiquettes commodes, mais aussi par tous les épigones besogneux, fraîchement convertis à l’art abstrait par opportunisme, rigides et dogmatiques surtout par incapacité d’utiliser autre chose que des procédés (ils changeront d’ailleurs de « style » quand « la mode » de l’abstraction sera passée).

Les peintres, les sculpteurs, les critiques, les galeries, les revues, les revues, tout le monde est classé soit dans le camp « chaud » (c’est à dire l’abstraction « lyrique »), soit dans le camp « froid » (l’abstraction « géométrique »). Il n’y a pas de place dans ce schéma réducteur pour JD, profondément indépendant, individualiste, et qui pratique tout à la fois une peinture maitrisée et gestuelle.

Léon Degand, critique d’art scrupuleux et méthodique (classé de ce fait du côté « froid ?) essaye pourtant de montrer l’ineptie de cette querelle : « …il existe bien, en peinture abstraite, comme en peinture figurative, des peintures froides et des peintures chaudes. Mais ne croyons pas que les signes extérieurs et conventionnels du froid (formes géométriques, toutes les apparences de ‘fini » de la technique) expriment nécessairement le froid, et les signes extérieurs et conventionnels du chaud (formes « libres », apparence d’inachèvement) nécessairement le chaud. Ne ressuscitons pas, en peinture abstraite, la vaine querelle des partisans d’Ingres et de Delacroix. [Langage et signification de la peinture, ed. de l’Architecture d’aujourd’hui, 1956]

« Ne nous fions pas aux apparences : Bernin, qui use du langage de la chaleur, est froid, et Seurat, qui use du langage du froid, est chaud. Et ne réglons pas davantage notre degré d’admiration selon le degré de température : Rubens et Mondrian ne se détruisent pas l’un l’autre. Un Julinas bien moelleux n’est pas l’ennemi d’un Sancerre bien sec. Foin des exclusives. Vive les gourmands! » [Art d’Aujourd’hui, janvier 1953]

Propos de Jean Deyrolle

Contrairement à beaucoup de ses amis peintres et sculpteurs, JD n’a jamais vraiment écrit sur l’art. L’idée même lui déplaisait car il se méfiait beaucoup des formulations théoriques. A Charles Estienne qui enquête, pour la revue Médium, sur « La situation de la peinture en 1954 », il répond : « Tout ça est beaucoup trop long et compliqué à expliquer. et si je peins, c’est pour ne pas avoir à l’écrire. « Il nous est parvenu cependant un certain nombre d’opinions exprimées à diverses époques : les propos recueillis en 1952 par Julien Alvard; une prise de position publiée en 1953 dans « Premier bilan de l’art actuel » aux Éditions du Soleil Noir; « Opinioni dell’artista » dans le son exposition de Milan en 1958; quelques réflexions à ses élèves de l’Academie de Munich, rapportées en particulier par son traducteur habituel Gerhard Fröbel; l’entretien de 1960 avec Jean Grenier; enfin la sténotypie de son exposé fait en 1964 àla demande du professeur Meyerson. Voici quelques extraits de ces interventions.

« Avant tout, je crois qu’il faut éviter de s’enfermer dans un système » (1952)

« Il ne faut pas s’émouvoir outre mesure d’une théorie, presque toutes les peintures trichent plus ou moins consciemment avec elle. Ce n’est pas une ironie et encore moins une critique. Pour moi, cette tricherie est un phénomène d’invention permanente et c’est, en définitive, elle qui nourrit l’évolution de l’artiste et empêche l’art de se scléroser » (1952)

« Ce problème de la figuration, je ne e le pose pas du tout quand je travaille et s’il y a figuration, elle ne peut qu’être inconsciente. ce que je cherche, c’est par la multiplicité et les combinaisons de formes, à atteindre à de multiples significations, carré, oiseau, chaleur, amitié, que sais-je? Lorsque la vision devient si multiple, on en vient tout naturellement à ne plus attacher d’importance au sujet présumé. Du reste, ce n’est que lorsque la toile est terminée qu’on peut discuter à fond couleurs, formes, dynamisme. Pendant le travail, le raisonnement n’intervenant pas constamment, tout semble intuitif. » (1952)

« ce côté physique [de la nature], on le retrouve du reste dans le travail. Une courbe venant du poignet n’a pas le même élan qu’une courbe tracée par le bras, lancée ave le corps tout entier. C’est peut-être de là, autant que de la touche, que naitrait une sensualité picturale que je ne veux pas rejeter ». (1952)

« Je crois de moins en moins aux règles (panacées) universelles, car à chaque moment apparaissent des réussites contre logique. Seule une discipline envers soi-même m’intéresse, à condition qu’elle n’étouffe pas toute fantaisie. Si j’en suis arrivée à ce point, c’est que j’ai senti l’élargissement de ma vision, la possibilité de traduire le monde que je vois, que je sens, dans un mode où le spectateur a sa plus grande part d travail et de création. Il n’est pas question de créer pour un monde futur (dont on ignore quels seront les besoins), mais d’être le témoin actif de son temps. » (1953)

« Je peins par plaisir et, je l’espère, pour le plaisir des autres. » (1954)

« Je pense que le peintre a grand intérêt à analyser la nature pour en comprendre les lois, les raisons d’équilibre, l’éloquence des formes. Même s’il doit ensuite entrer en révolte, il est bon qu’il sache ce qu’il veut nier, ou renier. Si le hasard m’a mis face à une forme plus expressive, je m’efforce de l’affirmer ou plutôt d’affirmer le sentiment qu’elle exprime sans chercher à lui donner une conformation figurative ». (1960)

« Le tableau devant être un support pour l’imagination du spectateur, j’essaye donc de lui procurer un vrai spectacle, avec renouvellement de sensations. » (1960)

« la peinture que je fais n’est pas véritablement une peinture de choc […], elle n’est pas faite pour être vue. Je dirais même vécue. » (1960)

« Il faut toujours que la peinture soit une aventure » (1959-1967)

Pinget (Robert)

au début de l’année 1966, Denise René envisage d’éditer à une centaine d’exemplaires un livre illustré par JD sur un texte de Pinget. Ce dernier propose, plutôt qu’un « fond de tiroir avec frontispice » que chacun se serve de ses armes : « J’écris un texte, vous répondez par un dessin, je réponds à ce dessin par un nouveau texte, vous me renvoyez un deuxième dessin. Et on continue comme ça…

-ça peut durer longtemps !

-On verra bien… »

Il y aura, étalé sur huit mois environ, dix échanges par courrier. Plus tard, au cours de l’automne, JD gravera ses dessins à l’eau Forte chez Lacourière Frélaut. Dès le début, le dialogue est placé sous le signe de la ruse, le peintre et l’écrivain s’envoyant, par jeu, moins une réponse qu’une provocation à « se découvrir ». Il ne faut pas oublier non plus que Pinget à commencer par faire de la peinture… C’est lui qui aura le dernier mot. Il répond au dixième dessin de JD :

« Cette chose, pour la trouver, le moyen mis en œuvre n’a pas en prise sur elle. Chacun des joueurs ne se prêtant qu’à moitié s’est finalement retiré dans sa sphère. Le dialogue a cessé où l’art a affirmé ses exigences. Le drame se joue tout à l’heure, loin du bavardage. »

« Est ce que quelque chose se met à bouger » (L129)

Robert Pinget et Jean Deyrolle, Cette Chose, avec un avant-propos Georges Richar. paris Denise René, 1967

L’ensemble des textes, ainsi que les dix gravures de JD ont été reproduites in extenso dans le n°39 d’Art Press, en juillet 1980

Périodes, époques, séries

Dans son exposé de 1964, JD lui même différencie dans son œuvre différentes périodes :

Epoque sérusier
époque Uhde
Epoque puriste
Les rois du lino
Les chats dans le placard

les processions, l’étang de Berre, les queues de chat, Barroco, le rêve éveillé, les 3 V, les autoroutes… Ces diverses qualifications définissent des ensembles plus ou moins importants de tableaux ayant un ou plusieurs points communs. C’est uniquement par commodité que JD désigne ainsi telle période, telle époque ou telle série de sa production. Donnée souvent en plaisantant, l’épithète en question n’a que des rapports très lointains, voire inexistants, avec les critères de formes ou de structures qui, en général, permettent de rattacher les tableaux aux diverses catégories.

« L’univers de Deyrolle est à la fois secret et ludique » (René de Solier, 1954), mais avec quelques repères, il est relativement facile de dater approximativement un tableau (dont l’année n’est jamais marqué sur la toile), et de savoir à quelle catégorie il appartient (il faut aussi tenir compte du fait que certains possèdent des traits caractéristiques de plusieurs séries, et que d’autres sont sans « cousinage »).

Deux éléments sont encore à considérer. D’une part il n’y a jamais de rupture brusque dans le développement pictural de JD. (cf conférence 1964) D’autre part, il n’y a chez lui aucun système, et il abandonne un « motif » plastique ou graphique dès que celui-ci risque de la conduire à une « manière ». Il se méfie beaucoup des particularités stylistiques qui ont tendance à devenir machinales jusqu’à n’être plus que de faux semblants, ce qui explique la diversité formelle et la grande variété thématique de son œuvre dont la cohésion ne peut être appréciée que par des amateurs attentifs, précisément parce qu’elle n’est jamais artificielle.

Nombre d’Or (le)

Le Nombre d’Or est un système esthétique des proportions qui remontaient à Pythagore… Il est basé sur l’idée que le Nombre est l’essence de la Forme – aussi bien dans le monde perceptible que dans le domaine de l’idée pure. Il est appliqué dans les arts plastiques pour établir des rapports harmonieux entre les différentes parties d’une composition, et entre chacune de ses parties et l’ensemble. Il repose essentiellement sur les nombres premiers les plus simples, mais leurs produits, leurs carrés et leurs racines carrées. A l’époque où il était influencé par Sérusier, JD s’était déjà un peu intéressé au Nombre d’Or, mais il l’utilise de façon beaucoup plus méthodique au début de sa période puriste. A l’automne 1948, lors de sa première exposition personnelle depuis qu’il est devenu abstrait, il dresse un bilan sans complaisance de son activité; il constate, avec l’expérience acquise, qu’il a encore inconsciemment tendance à se référer à la logique figurative. Il reconnaitra un peu plus tard que certains tableaux qu’il avait considérés comme abstraits au moment de leur création étaient en fait des natures mortes. « Si je faisais un cercle, il demeurait quand même une orange… » (JD, 1964). Pour éliminer ces vestiges, il va donc s’astreindre à une stricte discipline, se privant des « délices de la matière », et se pliant à l’ascèse de la Loi du Nombre.

Il trace d’abord des sortes de grilles orthogonales aux rapports rigoureusement calculés dans lesquels il insère les différents éléments de sa composition, mais le réseau des lignes verticales, horizontales et diagonales ayant servi à la construction disparait lorsque le tableau est terminé.

esquisse sur papier calque

D’autre part , JD prend grand soin de ne favoriser aucune dorme. En effet, si des formes sont « privilégiées », elles deviennent an quelques sortes « positives », ont tendance à venir en avant, et par contrecoup, elles font passer les autres formes à l’état négatif. (C’est le problème de la figure et du fond en peinture figurative). Donc JD traite toute les formes sur un plan d’égalité, d’où une ambivalence qui permet un va et vient optique. Le spectateur peut ainsi multiplier ses sensations dans une sorte de jeu cinétique.

Nabisme (influence d)

Après la sorte de révélation éprouvée par JD et Charles Estienne à Châteauneuf-du-Faou lorsqu’ils découvrent ensemble l’œuvre et les écrits de Paul Sérusier, JD est à tel point influencé par le théoricien nabi, qu’appliquant ses formules à la lettre, il le démarque totalement pendant plus d’un an, allant jusqu’à peindre les paysages de la vallée de l’Aulne du même point de vue…

Femme à la coiffe » collection Musée Maurice Denis Saint Germain en Laye

Mais il sait aussi, grâce à « l’ABC de la peinture », que c’est seulement une période passagère. il doit ensuite « prendre possession de lui-même », « créer des formes nouvelles ».

« les formules restent utiles tant que subsiste l’idée qui leur a donné naissance. Plus tard, elles deviennent un mécanisme inintelligent; il faut alors les abandonner. » (p. Sérusier).

JD abandonne le code formel nabi en 1943, mais il est d’accord – et il le restera toujours – avec la conception spiritualiste et individualiste de l’art défendu par Sérusier. Il revendique pour lui aussi les trois points fondamentaux du Nabisme exposés en 1890 par Maurice Denis dans son fameux article d’Art et critique, et résumé par lui-même quelques années après : « Le tableau, une surface plane recouverte de couleurs dans un certain ordre assemblées; l’art, sanctification de la nature; l’expression par l’oeuvre elle-même et non par le sujet représenté. » (théories 1890-1910, bibliothèque de l’occident).

C’est justement dans la mesure où le Nabisme n’est pas un mouvement comme les autres, c’est-à-dire fermé sur lui-même, mais plutôt une conception ouverte de l’art, qu’il a donné, à un peintre du milieu du XXème siècle comme JD, les moyens de traduire selon son tempérament, selon son époque et sur le mode abstrait, l’harmonie de la nature et sa relation fervente à l’univers.

Munich et le baroque

Entre 1959 et 1967, c’est-à-dire pendant les neuf ans où il est enseignant à l’Akademie der bildenden Künste, JD se rend de cinq à sept fois par an à Munich où il séjourne durant une semaine pour assurer ses cours (en français). dans l’enceinte de l’académie, il dispose d’un atelier personnel qu’il a lui même meublé. De ses fenêtres, au-delà du parc, il peut voir Schwabing, le quartier que Klee et Kandinsky habitèrent à l’époque du « Cavalier Bleu ». Il consacre presque tout son temps aux élèves, se réservant seulement, au milieu de son séjour, une journée pour explorer la Bavière avec l’un de ses collègues allemands, le professeur Oberberger et sa femme. Ils visitent ainsi les églises baroques, les châteaux, les musées, les magasins d’antiquité de la région. JD se laisse prendre au charme du baroque; bien qu’il lui semble d’abord impossible pour lui de l’intégrer à sa peinture, il reconnaît lors de son exposé de 1964 : « un beau jour, j’ai été dépassé, le baroque s’est introduit dans mon œuvre sans que je le veuille. Ce délire m’a atteint. Ce n’était plus l’espèce de retenue et de concentration qu’il y avait auparavant : la touche devient de plus en plus libre, les formes éclatent, la concentration qui était très rigoureuse au départ devient plus souple. Le trait prend de plus en plus d’expression. Jusque là seules les formes comptaient, alors que maintenant le graphisme s’introduit comme un élément baroque. »

Magnelli Alberto

« Pittore Fiorentino », né à Piazza del Duomo, à Florence en 1888, mort à Meudon-Bellevue en 1971. Après plusieurs voyages en France, Magnelli s’installe définitivement à Paris en 1931, c’est un des rares pionniers de l’art abstrait encore vivant après la seconde guerre mondiale – et qui d’ailleurs continue à créer jusqu’à la fin des années 60.

JD le rencontre en février 1944 chez les Domela, et très vite, il a connaissance de l’œuvre rassemblée dans l’atelier de la villa Seurat. Magnelli exerce immédiatement une sorte de fascination sur sur lui, tant par sa rigueur morale que par son sens aigu de la plastique. La mémorable exposition Magnelli organisée en 1947 par la galerie Drouin le confirme encore dans ce sentiment. plusieurs tableaux de JD lui rendent un hommage implicite.

C’est en partie sous l’influence de Magnelli (bien que peignant à l’huile, ses compositions sont mates car il ne vernit jamais ses tableaux) que JD adore sa tempera. Une grande amitié lie JD à Suzy et Alberto Magnelli. Quatre semaines avant sa mort, il passe encore quelques jours avec eux à « La Ferrage », leur propriété du Plan de Grasse.

Livre de raison le

en 1944, JD ouvre un registre qu’il appelle « le livre de bord » où il note toutes sortes de choses concernant son travail : les tableaux sont répertoriés avec un titre, un numéro d’opus, les dimensions, la date d’exécution (délibérément le peintre n’inscrit jamais de date sur le tableau lui-même, à trois exceptions près), l’emplacement de la signature… ces renseignements sont complétés par une description sommaire et un schéma de la composition – qui sera remplacé par une photographie vers 1957. A la fin du mois d’août 1967, le troisième registre est déjà à moitié plein : le dernier tableau enregistré, « Philibert », est inscrit sous le numéro 881. Outre les trois registres, le livre de raison comporte un autre cahier comprenant divers renseignements.