L’œuvre peint

1932-1944 Période figurative

La formation et l’apprentissage Deyrolle dure une douzaine d’années. A 21 ans, son diplôme de fin d’études de publicité en poche, Deyrolle répugne à s’engager immédiatement dans un métier. Après avoir obtenu de sa famille un petit répit, il commence à peindre durant l’été 1932. Sillonnant la Cornouaille, travaillant parfois en compagnie de sa cousine Jeannine Guillou, il cherche alors à développer ses facultés d’observation. Jean Souverbie, en villégiature dans la région, lui donne quelques conseils, ainsi que Lionel Floch, un ancien élève de son grand-père Théophile Deyrolle. En 1933, son premier envoi au salon des artistes français est accepté : il s’agit d’un tableau assez conventionnel intitulé brûleurs de goémon.


brûleurs de goémon, 1933 – huile sur toile  –  57 x 105 cm – signée en bas à gauche

Puis il obtient une bourse (avec disposition pour deux mois d’un atelier à Rabat) et part en novembre 1934 pour l’Afrique du nord. Il y reste 4 ans, parcourant le Maroc en tous sens, vivant tant bien que mal de son art grâce à une quinzaine d’expositions. Époque de « vagabondage », pour reprendre son expression, durant laquelle ses « peintures » sont plutôt des souvenirs de voyage ».


Village rouge, Maroc


Autoportrait

De la fréquentation du monde musulman et la confrontation avec la calligraphie arabe auront assurément une incidence sur l’œuvre future de Deyrolle. Au cours de l’été 1937, un voyage en Algérie avec Janine Guillou et Nicolas de Staël, voyage au cours duquel ils travaillent ensemble et discute beaucoup, joue probablement un rôle important dans sa prise de conscience progressive de la gravité de l’art.


Janine au cirque

De retour à Concarneau en 1938, Deyrolle a déjà changé. La peinture n’est plus « cette espèce de jeu » qu’elle avait longtemps été; insensiblement, elle est devenue sa raison de vivre. Les notations instinctives sur le motif ne suffisent plus à les satisfaire. Après l’intermède de la « drôle de guerre » et sa démobilisation, la découverte en 1941, avec Charles Estienne, des tableaux et surtout des écrits de Paul Sérusier – mort 14 ans plus tôt – a des effets considérables. Outre la construction basée sur le nombre d’or dont il a déjà été question, c’est la révélation du « style », du problème de l’harmonie des couleurs (les deux palettes, l’une pour les tons chauds, l’autre pour les tons froids, et le principe des gris colorés), l’emploi de la tempera, etc… Subjugué, Deyrolle va jusqu’à peindre dans la manière de Sérusier les mêmes paysage de la vallée de l’Aulne… mais si l’influence stylistique et formelle est de courte durée, l’emprise spirituelle du théoricien du nabisme subsistera toujours, de l’aveu même du peintre. Dans une lettre du 15 juin 1967 il déclare « l’influence de Sérusier, moi si, je la remarque encore dans mes peintures récentes. Bien sûr, ça donne autre chose, mais en profondeur elle est là ».


Autoportrait au figuier, 1941 – huile sur toile 64 x 46 cm signé en bas à gauche

1943-1944 Le passage de la ligne

En mars 1942, Deyrolle quitte Concarneau où il se sent très isolé, et loue un local à Paris, dans une cité d’artisans de la rue Daguerre. Dans cet atelier de fortune, il continue ses recherches, « torturant » de plus en plus l’objet pour exprimer dans ses tableaux quelque chose d’encore indéfinissable. Il cherche au-delà du réalise à traduire l’essence de cet objet représenté au moyen de formes plastiques les plus appropriées.

Deyrolle fréquente assidûment la galerie Jeanne Bucher – l’une des rares galeries de Paris où il soit possible de voir, mais clandestinement, de la peinture relevant du prétendu « art dégénéré » interdit par les nazis. C’est chez Jeanne Bucher qu’il rencontre d’autres peintres avec lesquels, enfin, il peut discuter des problèmes picturaux qui le préoccupent tellement. Il faut avoir à l’esprit que son apprentissage de la peinture en autodidacte, en Bretagne, puis un séjour de quatre ans au Maroc, enfin les circonstances liées à la guerre, l’ont empêché d’avoir la connaissance de la problématique de l’abstraction. Il faut se souvenir que l’activité de groupes d’artistes tels que Art concret, Cercle et Carré ou abstraction-création était plutôt confidentiel dans les années trente ; d’ailleurs, pour les historiens d’art, les conservateurs de musées et autres spécialistes, l’abstraction était considérée jusqu’après la guerre comme une école étrangère, appartenant déjà au passé…

On comprend donc l’importance pour Deyrolle de sa rencontre avec Domela, son aîné de 11 ans seulement mais qui a participé à l’activité de plusieurs groupes abstraits avant 1940. Domela lui ouvre sa bibliothèque et lui fait découvrir toute cette partie presque inconnue de la peinture de son temps.

« Les contacts amicaux de Domela, de Staël, de Lanskoy, m’ont beaucoup aidé à préciser ce qu’intuitivement je cherchais. M’aidant d’abord à écarter toute littérature, puis l’élément narratif, Domela a été l’élément déterminant à ma renonciation, vers 1943, à une figuration devenue inutile. »

Dans le cas de Deyrolle, c’est le cubisme (dans une version en quelque sorte « assagie ») qui relie la figuration à l’abstraction – dernier état juste avant la rupture. Dans le tableau cubiste, la réalité extérieure, bien que modifiée, régit encore la sensation à prédominance représentative : à l’origine se trouve un objet précis qui est transposé par le peintre dans sa composition. L’abstraction ne commence que lorsque ce lien est consciemment supprimé.

Deyrolle a raconté lui-même son « passage de la ligne », selon la terminologie du milieu abstrait de l’après guerre, passage qui se situe deux ans après son arrivée à Paris :


« La cafetière » 44-08 (opus 10) Paris 1944 – huile sur toile – 46 x 38 cm signature en bas à droite

« Un beau jour, je me suis trouvé devant une peinture où je croyais avoir représenté une cafetière. Un ami qui passait a regardé cette peinture et a cru y voir un oiseau. J’ai compris ce qu’il y avait de ridicule dans ma démarche, dans la torture des objets pour en faire autre chose. A partir de ce moment, j’ai utilisé les formes et les couleurs pour ce qu’elles étaient, et non plus en vue d’une figuration différente. […] J’ai franchis le seuil et je suis entré dans l’abstraction, ou du moins ce que je pensais être l’abstraction. »

1944-1949 La première période abstraite

Cette époque baptisée « époque Uhde » par Charles Estienne, commence en 1944 avec les premiers tableaux abstraits de Deyrolle et se termine en fait au cours du premier été passé à Gordes en 1947. Coïncidence ? Wilhelm Uhde meurt le 17 août de cette même année! La vingtaine de toiles relevant de la période Uhdienne, mais terminées en 1948 ou au tout début de 1949 avaient été commencées avant ou juste après le séjour en Vaucluse.


« Équilibre » 45-02 (opus 5) – Paris  1945 – huile sur toile – 130 x 97 cm signature et date en bas à droite

La chronologie des tableaux par rapport aux différents thèmes picturaux impose de souligner que chez Deyrolle deux périodes peuvent éventuellement se recouper l’une l’autre, d’où parfois la coexistence de deux ou plusieurs séries distinctes avec les interférences que cela suppose.

« Non pas qu’il y ait une rupture brusque, parce que pour moi, mon évolution, c’est un peu comme la procession d’Echternach où l’on fait deux pas en avant un pas en arrière. Si l’on considère les peintures les unes après les autres, on s’aperçoit qu’il y a tout le temps des retours, et la reprise de certains problèmes secondaires que je relie à des problèmes plus actuels.»

Les quelques 160 tableaux de la première période présentent pour la plupart une composition bien articulée : des lignes accentuées charpentent et déterminent des formes qui, au début surtout, se détachent sur « un fond » de couleur neutre. La palette est généralement assez sombre avec souvent quelque éclat violent qui accentue une forme ou un rythme. La matière, très travaillée, présente une certaine rudesse d’aspect, la pate montrant fréquemment d’épaisses granulations.La touche, quant à elle, très marquée, joue des épaisseurs de matière, et souvent souligne aussi la composition. Deyrolle pense qu’il est « très important de conserver certains privilèges de ce qu’on appelle la peinture figurative ». La manière qu’il a déjà de poser la couleur sur la toile par touches plus ou moins marquées l’oppose dès cette époque aux abstraits néo-plasticiens ou formalistes qui, beaucoup plus rigoristes, n’acceptent que l’aplat strict.

En dépit de son refus véhément de toute figuration, et malgré sa volonté, s’introduit quand même dans les tableaux de cette époque – bien au-delà de la touche – un espace assez naturaliste : comme dans une peinture figurative, l’air y circule des ombres jouent… Très honnêtement, Deyrolle le reconnaîtra un peu plus tard :

«J’ai cru à ce moment-là m’exprimer uniquement par des formes et des couleurs. Par la suite, je me suis rendu compte que j’étais chargé d’un répertoire de formes, et que ces formes avaient toujours tendance à se référer à la nature. Je ne le savais pas, mais la chose existait. Si je faisais un cercle, il demeurait quand même une orange. »

Il croit présenter une œuvre totalement abstraite au Salon d’automne de 1944 – Ie fameux «Salon de la Libération» ou la salle consacrée à Picasso fait scandale … Mais quelques années plus tard, en 1952 plus précisément, mûri par l’expérience, il dira avec franchise à Leon Degand :

« De bonne foi, je l’exposais comme abstraite. En la peignant, je n’avais pas pensé à une nature morte. J’aurais nié violemment si l’on m’avait soutenu le contraire. Mais c’est une nature morte, je m’en aperçois aujourd’hui. »


44-17 « Automne » ou « Valeur murale » – Paris 1944 – 54 x 73 cm – signature et date en bas à droite

En effet, dans la peinture en question (44-17 Automne), comme dans la plupart des compositions de cette époque, domine la traditionnelle sensation de pesanteur, obligée dans la logique figurative, mais sans raison d’être dans une peinture abstraite où l’orientation des forces plastiques est libre et variable …

Le renouvellement esthétique du peintre va de pair avec une volonté de lucidité et de discipline. Aussi, lorsque Deyrolle, par son activité pragmatique et la logique même de ses recherches, s’aperçoit de la persistance de vestiges figuratifs, il va renoncer absolument à tout ce qui pourrait être un accommodement avec un concept délibérément abandonné: il va se priver de tout signe susceptible de référence au système figuratif – qui respecte, plus ou moins, le monde extérieur dans son arrangement, tout ce qui pourrait suggérer une troisième dimension. Il va remettre totalement en cause ses habitudes en éliminant de son esprit et de sa pratique tout protocole figuratif. Ce qu’il va perdre en délaissant « les délices de la matière », entachée pour lui de trop de souvenirs, il va devoir le regagner par une voie volontairement limitée avec les moyens de base de la peinture les moins suspects de facilité. II y a sans doute du défi dans cette décision, et l’enseignement de Sérusier, une fois encore, aide Deyrolle dans ce chemin difficile… Mais il s’agit alors de la période suivante qui se déroulera à partir de l’automne 1949.

Pour en revenir aux débuts de Deyrolle dans l’abstraction, les apparences donnent à penser qu’il procède d’abord par une élimination progressive des éléments figuratifs. La figure 4 présente le schéma de la toile intitulée Cafetière (n° 44.08) à l’origine de l’incident révélateur rapporté plus haut, et les trois figures suivantes montrent l’évolution du thème cafetière/oiseau. Dans la figure 6, on retrouve assez facilement le contour d’une cafetière: même isolée, la courbe n’est pas une forme abstraite. Le travail du peintre semble avoir surtout consisté en une sorte de transmutation de « motifs », extraits du monde réel, en éléments de base qui ne renvoient pas nettement à une signification figurative : par exemple, le contour de la cafetière est transformé en un élément qui pourrait correspondre à la notion, à l’idée de « courbe » ; tandis que dans la figure 7, les rythmes courbes ne délimitent plus « une forme » de cafetière se détachant sur « un fond », comme dans les figures précédentes, mais au contraire font partie intégrante de la composition.

  46-47          50-07

Nous retrouvons toujours le même thème dans la figure 8, mais à l’envers ! Si l’on opère un renversement de la composition (fig. 9), le même motif cafetière/oiseau repéré dans les figures 4 à 7 apparaît aussitôt de façon très visible. II semble bien que le « retournement » soit une méthode couramment employée dans ses premières recherches. Cette « dissimulation » ne saurait selon nous être interprétée comme une volonté du peintre de « camoufler », mais relève plutôt de ce que Degand appelle « les ruses de guerre auxquelles recouraient les premiers pionniers de l’Abstraction quand, pratiquement, leur nouvelle conception de la peinture n’était pas encore dégagée de toute justification figurative, si lointaine, si dénuée de conséquences leur parut-elle.»

C’est aussi l’époque où Deyrolle peut prendre comme point de départ un tableau de la Renaissance italienne : La Vierge et l’enfant Jésus de Baldovinetti, par exemple (46.17 : La Sorcellerie à travers les âges), ou encore un objet d’art primitif dont il étudie les rythmes pour construire sa composition (50.07 : Longue). Un témoin d’alors, Olivier Le Corneur, raconte :

« Avant de déformer les objets, Jean Deyrolle avait eu un certain choc artistique en découvrant les objets d’art nègre de ma collection, ainsi que ceux de la famille Marcoussis qu’il fréquentait à cette époque.

II a commencé à reproduire certains de ces objets de façon presque figurative, mais en transformant légèrement la couleur. II avait fait par exemple un petit pahouin qui était rose (naturellement, une statue pahouine n’est pas rose, elle est brune ou beige). Un jour, il a retourné ce pahouin et il y a vu une énorme composition; il a fait alors une autre toile qu’il a baptisée Le Pahouin bleu, mais seuls des initiés peuvent retrouver dans ce pahouin bleu quelque chose du pahouin d’origine. »


46-08 Le pahouin bleu

II est justifié de faire ici un rapprochement avec l’aventure de Kandinsky, vers 1910, qui raconte dans Regards sur le passé son émerveillement en apercevant au crépuscule, dans son atelier, « un tableau d’une extraordinaire beauté, brillant d’un rayon intérieur », puis sa stupéfaction en reconnaissant l’un de ses tableaux simplement accroché à l’envers, et la découverte fulgurante que « les objets nuisaient à [sa] peinture » …


46-02 Le pingouin

Ce mécanisme de retournement d’une composition ayant son origine dans « la réalité » a bien fonctionné pour Le Pingouin (n° 46.02). La figure 12 représente cette œuvre de 111 x 73cm – un assez grand format pour Deyrolle, surtout à cette époque -, et qui a fait partie de la collection de Wilhelm Uhde. La figure 13 montre le schéma du tableau retourné de haut en bas, et légèrement simplifié pour la clarté de la démonstration : ainsi, comme l’a rapporté Olivier Le Corneur, la silhouette d’un masque pahouin (la dénomination «fang» est plus généralement utilisée aujourd’hui) était bien au départ du processus pictural. Quant au titre, il est peut-être dû à une ressemblance, au premier degré, de la composition avec l’oiseau marin palmipède, mais à notre avis la métathèse pingouin/pahouin est aussi à prendre en compte, car les jeux de mots ou les calembours par à-peu-près sont pratique courante du peintre dans les titres donnés à ses tableaux jusqu’en 1951.

Au cours de cette période, cependant, Deyrolle ressent intuitivement la nécessité de progresser pour dépasser cette abstraction bâtarde, produit d’une combinaison issue de la figuration, et il s’interroge intensément sur les moyens d’une expression autonome. Les formes commencent à se libérer des références par trop naturalistes, et se diversifient. Les compositions gagnent en complexité, mais la matière de la pâte dégage toujours une sorte de sensualité. Par une construction plus rigoureuse, il cherche à édifier une œuvre à l’opposé du surréalisme qui lui parait un système ferme ayant entraîné un acte de destruction. Enfin, il voudrait obtenir du spectateur une prise de position plus franche vis-à-vis de la peinture en général, des problèmes qu’elle soulève, écarter toute possibilité d’attitude passive – comme celle que l’on peut avoir devant ces « tableaux de salle à manger » qui ne sont jamais regardés, que l’on ne voit même plus.

En épilogue, voici un extrait de l’étude (publiée par Art d’aujourd’hui trois ans après la fin de cette période) dans laquelle Charles Estienne analyse notamment les débuts de Deyrolle dans l’abstraction :

« Ce que j’appellerais « l’époque Uhde » de Deyrolle est marquée par une saveur parfaitement unique, celle d’une peinture d’une « qualité » toute française, mais enrichie d’harmoniques, qui font songer, par l’ esprit, à Klee, mais où je retrouve plus volontiers – et c’est là, je crois, une originalité vraiment fondamentale – comme la décantation plastique du plus vieux rêve celtique, avec son sens rustique de la matière, son sens surtout – essentiellement onirique – de l’infinie et indéterminée dimension et signification de toutes choses, y compris la « chose » plastique.»

1947-1949 L’époque de Gordes

La découverte de Gordes, dans le Vaucluse, est un choc émotionnel pour Deyrolle, provoquant la seule véritable rupture brusque et aux répercussions immédiates sur l’œuvre. Les premières toiles de l’époque gordienne sont peintes au cours de l’été 1947, et les dernières à l’automne 1948. La série comprend quarante tableaux : sept la première année et trente-trois la seconde.


47-42 vert et mauve

Ceux qui ont connu le Gordes d’alors peuvent retrouver dans ces tableaux certains caractères des ruines du quartier de la Fontaine Basse avec ses édifices écroulés, le trou béant des fenêtres dans les pans de murs encore existants, les blocs de rochers avec leurs failles, les vestiges d’habitations troglodytiques. Tous ces éléments traités bien évidemment par le peintre dans son travail de construction et de distribution des formes, par le jeu des vides et des pleins, des effets d’ombre et de lumières …

Les tableaux de cette série charnière s’opposent donc très nettement à ceux de l’époque uhdienne : plus simples de composition (immédiatement lisible et souvent dissymétrique), plus clairs de couleur, plus lisses de matière. Les formes s’épurent. Le trait de leur contour manifeste une sorte de pulsion lyrique, et le dessin exprime la jubilation du peintre à tracer des sortes de grecques irrégulières qui sont développées comme un labyrinthe – délimitant en même temps les grandes masses de la composition. Ces lignes brisées aux angles alternativement saillants et rentrants apparaissent ici pour la première fois; présentes dans la plupart des toiles de cette époque, elles vont devenir l’une des caractéristiques de l’œuvre. Les épaisseurs de matière diminuent et la touche est moins présente. La palette se transforme avec l’emploi nouveau de verts sourds, de gris roses, bleutés ou argentés, de violet de mars, de tous les ocres et de toutes les terres d’Italie.

Le titre même de certains tableaux se passe de commentaire :

Gordet (n° 47.46), Gordes (n° 47.47), Gordes gris (n° 47.48), Les Luquets (n° 47.58), La Grand’Combe (n° 48.01), Gordes jaune (n° 48. II ), Véroncle (n° 48.31), etc. Mais il faut préciser qu’ils ont pour seule fonction de désigner simplement des œuvres voulues abstraites par le nom d’un lieu qui a « induit » le peintre et ne qualifient en rien une «représentation» de Gordes dans les gris ou dans les jaunes. Les titres n’autorisent aucune identification à un «sujet». Cette question reste cependant ambigüe pour le spectateur, mais comme on l’a vu, Deyrolle va employer par la suite un système de dénomination évitant presque toute équivoque.


47-58 Les luquets

La figure 14 reproduit le tableau intitulé Gordes (n° 47.47), et la figure 15 le schéma de cette toile par Deyrolle lui-même sur son livre de raison. Cette œuvre est un bon spécimen de l’époque gordienne. La décomposition de la structure (fig. 16, 17) révèle trois lignes brisées : la première, isolée, petite, fermée sur elle-même, forme un triangle et deux trapèzes réunis par les pointes. Chacune des deux autres est ouverte et se recoupe elle-même : l’une est décentrée, irrégulière, et croise également à plusieurs reprises l’autre ligne, axiale et ample, délimitant et engendrant ainsi une succession de formes diverses.

Si cette décomposition permet de repérer l’élément nouveau et principal – sinon unique – des tableaux de cette époque, elle montre aussi avec évidence le dispositif pictural de base que le peintre va développer dans toute une série de variations et de stratification des rythmes: par la suite, nous retrouverons souvent ce thème linéaire et formel à la fois mais moins apparent du fait de l’agencement plus complexe des compositions.

1948-1954 La deuxième période abstraite

De retour à Paris après un nouvel été a Gordes, Deyrolle prépare en automne 1948 sa première exposition personnelle de peintures abstraites à la Galerie Denise René. Le travail de sélection des tableaux le conduit à réfléchir sur son travail et à une analyse plus globale de son évolution depuis qu’il pratique l’abstraction. Cette époque a été très enrichissante avec la découverte de l’œuvre des grands abstraits de la première génération, l’encouragement de quelques-uns d’entre eux, et le soutien actif, chaleureux, de Wilhelm Uhde. Sans oublier la confrontation dans les salons et les expositions de groupe, ni les rapports – parfois tumultueux mais le plus souvent fraternels – avec les artistes du groupe de la Galerie Denise René. L’attachement et le respect mutuel qui unissent jusqu’à la fin Deyrolle à Gilioli et Poliakoff datent de ce moment. L’arrivée à Paris des Danois Richard Mortensen et Robert Jacobsen change un peu le rapport des forces dans le groupe, mais l’amitié et la complicité immédiate de Jacobsen sont très stimulantes pour Deyrolle. Le rôle des amis critiques d’art n’est pas non plus négligeable: l’affinité qui l’unit à Charles Estienne remonte déjà à une décennie, depuis leur découverte commune de Sérusier, puis de l’art abstrait… La réflexion de Deyrolle est également influencée par les arguments de Léon Degand qui plaide inlassablement pour que l’abstraction soit abordée aussi bien du point de vue théorique que pictural; la peinture abstraite étant un mode d’expression à part entière, sa thèse soutient la nécessité, pour le créateur comme pour le spectateur, de comprendre, de connaître sa signification et son langage spécifique – forcément différents de ceux de la peinture figurative.

Après cinq années d’expérience abstraite, lorsque Deyrolle s’aperçoit, comme nous l’avons dit, de la persistance d’une figuration latente dans ses peintures, il se rend compte que pour extirper celle-ci, il va devoir s’obliger à une stricte discipline.


48-46 L’envol

Les quatre tableaux inaugurant la nouvelle période: Plane (n° 48.44), L’Envol (n° 48.46), Sur les pointes (n° 48.50), et Très construite (n° 48.52), sont peints à la fin de l’année 1948, et les derniers datent de 1954. Au total plus de deux cents tableaux appartiennent à ce «que l’on pourrait appeler la période puriste», comme dit Deyrolle, par opposition à la période uhdienne. Ainsi, la couleur employée maintenant en aplat existe en dehors de toute, «notion» figurative; les empâtements sont complètement abandonnés mais le jeu du pinceau, parfois, est encore visible dans la matière colorée posée en mince couche.


48-44 Plane

Dans les débuts de la période surtout, «la science des nombres» est appliquée très systématiquement par Deyrolle dans ses compositions. Accoutumé à la pratique du Nombre d’or depuis déjà plusieurs années, il se réfère maintenant aux ouvrages beaucoup plus complets et très techniques de Matila C. Ghyka. Deyrolle ne dessine pas encore directement la composition sur la toile comme il le fera plus tard; il fait d’abord des esquisses sur le papier puis plusieurs études en s’appuyant sur les rapports du Nombre d’or. La figure 18 représente l’une des ébauches pour Plane (n° 48.44).

Dans d’autres cas, comme le montre la figure 19, schéma de construction de Lazard 55-05, fig. 20) – l’un des derniers tableaux de la période, commence en 1953 mais terminé deux ans plus tard – Deyrolle trace une sorte de quadrillage soigneusement calculé ; les rapports de grandeur entre les différentes parties, et entre chacune des parties et l’ensemble, forment un réseau de lignes verticales et horizontales n’apparaissant pas sur le tableau, mais dans lequel s’inscrivent néanmoins les différents éléments plastiques selon un ordre rigoureux.

Au bout d’un certain temps, Deyrolle commence à utiliser de façon plus spontanée la Section d’or et la Porte d’harmonie. Une fois de plus, il vérifie dans sa propre pratique la justesse de l’assertion de Sérusier : « II nous suffit de mesurer ces proportions pendant quelque temps; nous retrouvons alors directement la notion de ces rapports, innée mais oubliée par défaut d’usage.»

La prédilection de Deyrolle pour le format double carré date de cette époque: C’est le cas de trois des quatre tableaux cités plus haut qui inaugurent la période puriste à la fin de l’année 1948.

Si Deyrolle s’astreint pendant toute cette période à une rigueur formelle assez peu conforme à sa nature, c’est avant tout pour se libérer définitivement des réminiscences figuratives liées aux circonstances matérielles, à l’influence de son milieu culturel, à sa première expérience picturale, mais il cherche aussi à écarter de ses œuvres les marques trop évidentes d’un état affectif pas toujours assez contrôlé à son gré. De plus, il se veut solidaire du petit groupe des «Abstraits» (toutes tendances confondues) pour qui il est vital de faire front commun devant les attaques alors violentes et continuelles; cela l’amène à prendre une position presque radicale bien qu’une certaine fantaisie subsiste souvent dans ses toiles les plus «géométriques». Aucune série particulière ne se détache vraiment au cours de la deuxième période qui dure six ans, bien que certains tableaux aient été rangés par Deyrolle dans quelques catégories comme « Les Imbrications » (Mater 50-31, La Grande Orange 51-05, Darius 52-23 … ), « Les Pierres» (Gall 52-12, Pern 52-28, Gonneval 52-32…), ou « les rois du lino », sobriquet donné par le peintre pour désigner les toiles les plus formalistes (Lidvine, n° 53.26, Loup, n° 53.28, Mars, n° 53.36 …).


52-23 Darius

52-28 Pern

Il est cependant possible de distinguer dans les recherches du peintre trois préoccupations principales – parfois lisibles dans une même œuvre :

Recherche d’une image «ambiguë» par rapport au plan du tableau. Le peintre traite toutes les formes avec la même attention : pas de formes «positives» détachées, accentuées aux dépens de formes «négatives ». Pour reprendre l’image figurative utilisée par Deyrolle à titre d’exemple, la silhouette foncée d’un personnage à contre-jour, celle que l’on distingue immédiatement, est la forme principale ou positive, tandis que la forme secondaire ou négative est le fond clair sur lequel la silhouette en question se détache. Dans un tableau abstrait, lorsque toutes les formes sont également intéressantes d’un point de vue plastique, le spectateur peut à volonté faire venir l’une ou l’autre, les unes ou les autres en avant, les maintenir toutes sur le même plan ou repousser certaines en arrière. Cette profondeur mobile garante du renouvellement permanent de la composition crée une sorte de jeu visuel par rapport au plan à deux dimensions du tableau, mais sans lien aucun avec la recherche d’un illusoire espace perspectif comme en peinture figurative. (Mars 53-36) est l’exemple d’une toile où fonctionne ce traitement «impartial» des formes.


53-36 Mars

Accentuation d’un mouvement particulier par le développement de quelque élément choisi : « Si une peinture me faisait penser à un envol d’oiseau, ou à l’élan de la gazelle, j’essayais d’accentuer ce mouvement de la gazelle, cette présence de l’oiseau, par un geste qui l’accompagne.»

La comparaison entre la figure 22 représentant un dessin préparatoire de 14 x 13 cm et la figure 23 montrant la toile terminée L’Envol (n° 48.46) de 120 x 60 cm, illustre très précisément ce propos de Deyrolle au sujet de sa recherche d’une «force dynamique» par le passage d’un format pratiquement carré pour le dessin au format double carré de la toile. Outre la grande différence de dimensions, il faut encore remarquer la nuance inversée de la «forme gazelle» passant du clair au foncé entre les deux figures. Ce transfert négatif/positif, cette interchangeabilité est aussi la démonstration du traitement pictural équitable pratiqué par Deyrolle de tous les éléments plastiques. Autre notation très évidente : l’influence des sculptures d’art primitif africain évoquée précédemment. Dernière réflexion au sujet de L’Envol: son transfert de sens de direction – par demi-retournement cette fois, et qui aboutit à une nouvelle composition intitulée Sur les pointes (n° 48.50, fig. 24), toujours d’un format double carré (60 x 120 cm) traité cette fois-ci horizontalement.

Introduction d’une lumière diffuse qui par endroit semble sourdre du tableau lui-même, ou dans telle autre partie, provenir de l’extérieur. Cette ambivalence qui est à rapprocher du premier point: recherche d’une image ambigüe permet au peintre de ne pas tomber dans le piège de l’illusion de la troisième dimension, en conservant toutefois des effets de profondeur de champ. Nous verrons plus loin que l’exploration de cette lumière insolite survient particulièrement après l’adoption d’un nouveau medium. Les compositions de la deuxième période sont principalement à base d’assemblages, de juxtapositions de formes «arrêtées» (ni positives, ni négatives) assez géométriques, souvent imbriquées, accolées, ou présentant des entassements plus ou moins ordonnés, disposés parfois en chevrons. «Malgré tout, cet esprit de rigueur qui me traversait à ce moment-là ne m’empêchait pas d’introduire certains éléments un peu bizarres, mais je pense que c’était pour créer un choc: « Pourquoi a-t-il mis cela ? » Pourtant, la peinture que je fais n’est pas véritablement une peinture de choc. Gide disait qu’un livre n’est pas fait pour être lu, mais pour être relu. Eh bien! Je pense que ma peinture n’est pas faite pour être vue, mais pour être revue. C’est une peinture avec laquelle on vit»

Vers la fin de cette période, Deyrolle commence à mieux considérer la nature. Libéré de tout souci de représentation ou d’interprétation, débarrassé des traces incontrôlées de la figuration, il s’efforce maintenant par l’analyse, « à la manière d’un gourmet » pour reprendre son expression, de déceler, de comprendre, d’abstraire quelques composantes essentielles de son environnement naturel.

Au milieu de cette période, un jalon: Deyrolle abandonne la peinture à l’huile achetée en tube, dans le commerce, pour la tempera. Celle-ci, appelée aussi détrempe à l’œuf, est un medium très ancien déjà utilisé par les primitifs italiens, et conseillé par Sérusier dans son ABC de la peinture. Deyrolle apprécie les peintures qui ne brillent pas et il a toujours cherche à obtenir une matière mate. Après une dizaine d’années d’essais, une fois mise au point et jugée satisfaisante sa propre formule, il l’adopte définitivement. En bref, sa recette est une préparation liquide composée d’un volume d’œuf (jaune et blanc), un volume d’huile de lin, un volume de vinaigre blanc et un volume d’eau, tous ces éléments, émulsionnés, étant conservés en bouteille. Le medium ainsi préparé sert à détremper les pigments de couleur soigneusement et longuement broyés, l’œuf étant la substance agglutinante. Le premier tableau peint selon ce procédé, Lucas (n°51.17), date du mois de mai 1951, et marque l’abandon définitif par Deyrolle de la peinture à l’huile traditionnelle. Tous les éclairages conviennent aux tableaux peints avec cette technique à la matité totale. Autre avantage, ils sont peu fragiles : certains amis se souviennent avoir vu Deyrolle dans son jardin en train de nettoyer quelque peinture à grande eau à l’aide d’un tuyau d’arrosage et d’une brosse de chiendent …

L’adoption de la tempera provoque un changement notable dans la palette et la facture de Deyrolle: il va obtenir des tons plus frais qu’auparavant, une couleur d’une grande intensité, et d’une étonnante animation de matière. Au moyen d’un pinceau, d’une brosse ou d’un couteau, par touches morcelées et orientées mais de peu d’épaisseur, il applique la pâte colorée de façon très apparente sur le fond travaille en aplat – ce «dessous», lisse et léger comme un glacis, apparaissant plus ou moins entre les différentes masses disposées à sa surface. Grâce à la juxtaposition de ces teintes ton sur ton, dégradées, transparentes ou traitées en camaïeu, Deyrolle amène une sorte de « vibrato» optique, et il arrive à suggérer une profondeur subtile qui n’a rien de commun avec la recherche en trompe-l’œil d’une troisième dimension.

1953-1954 L’époque des chats dans le placard

« Les chats dans le placard » ! Ce qualificatif (non élucidé) donné par Deyrolle désigne les tableaux de la série de transition entre la deuxième et la troisième période. Le premier «chat», Uniac (n° 53.03) date de mars 1953, et le dernier, Patern (n° 54.28), d’octobre 1954. On en dénombre en tout vingt-cinq qui s’échelonnent sur vingt mois : douze tableaux sont peints en 1953, et treize l’année suivante. A cette série appartient la seule œuvre monumentale (7,5 x 3m) – malheureusement disparue – Morgann (n° 53.40), spécialement exécutée sur Fibrociment pour l’exposition «La Cité nouvelle» présentée en janvier 1954 au musée d’Art moderne de la ville de Paris.

La série des chats est d’autant plus intéressante qu’elle nous permet d’observer un même motif pictural, autonome dans sa forme, mais qui du fait de son élaboration progressive sur deux périodes est exprime selon Ie style de chacune d’elles : abordé au début dans un esprit assez géométrique, le thème est traité ensuite beaucoup plus librement, annonçant la nouvelle orientation qui va se développer dès la fin de 1954 où Deyrolle, pour reprendre sa formule, revient à «un certain romantisme».


53-35 Lydie

La figure 25 représente le schéma de la toile Lydie (n° 53.35) où le thème caractéristique des chats est réduit à sa plus simple expression, ce qui permet de le repérer facilement dans des compositions plus complexes.

Les tableaux de la série des chats présentent en général une suite de fonds plus ou moins découpés, comme posés les uns sur les autres, et qui forment une succession de cadres dont l’importance se réduit au fur et à mesure de leurs superpositions. Mais l’élément distinctif, reconnaissable dans la figure 26 – montrant un détail du tableau Olivier (n° 54.17) – est un réseau de trois, cinq ou sept lignes sinueuses qui traversent verticalement la composition en son milieu en s’entrecroisant, linéaments reliés entre eux par de petites masses claires ou foncées formant des bandes et composant ainsi des entrelacs réticulés. Parfois, ce réseau est accompagné d’un ou plusieurs lacis secondaires obliques.


54-17 Olivier


tapisserie les chats dans le placard

1954-1965 La troisième période abstraite

Commencée en novembre 1954, la troisième période se termine véritablement au milieu de l’année 1963, et comprend trois cent cinquante tableaux (cependant, quatorze toiles relevant encore de cette période seront terminées en 1964 ou en 1965); c’est la plus longue – dix ans – au cours de laquelle se construit en fait le vocabulaire plastique de Deyrolle, et c’est alors, graduellement, que s’établit la cohésion de l’œuvre. Sur le mode du relais, divers éléments sont successivement – ou parallèlement – explorés. À un motif formel répond souvent son contrepoint. Parfois un thème se mêle à un autre, ou disparaît pour resurgir plus ou moins transformé, par une sorte d’avatar pictural, après plusieurs mois ou plusieurs années. Les variations sur les composantes plastiques peuvent être fécondes – ou infructueuses – mais lorsqu’un thème atteint sa plénitude, sa perpétuation deviendrait itérative, pourrait conduire à une manière figée, et aux poncifs de « l’académisme abstrait» dénoncé par Charles Estienne; Deyrolle préfère toujours prospecter des chemins inconnus; il faut avoir à l’esprit que «l’univers de Deyrolle est à la fois ludique et secret».

Auparavant, dans ses tableaux «puristes», au moyen de formes peintes en aplat et délibérément neutres (c’est-à-dire ni positives, ni négatives, comme on l’a vu) Deyrolle cherchait à offrir à un spectateur-intervenant la possibilité de créer lui-même un espace mouvant puisqu’il lui était possible, à volonté, de faire avancer, reculer au maintenir sur Ie même plan les divers éléments de la composition. Dans la période suivante, Deyrolle ne renonce pas à cet effet, mais il l’enrichit d’une vibration nouvelle grâce à la touche dont il se sert à nouveau de façon très marquée. Maintenant contrôlée, elle n’a plus ce caractère figuratif des débuts. En règle générale, elle est posée par petites masses parallèles au pinceau ou au couteau, souvent ton sur ton.

«Je me suis repris à un certain romantisme. J’ai pensé à réutiliser la touche sur l’aplat au moment où j’ai estimé que ce problème de l’espace, après tout, n’était pas tellement important, qu’il y avait une suggestion d’espace qui était plus intéressante, et aussi d’autres possibilités d’efficience plastique. Ayant éprouvé une certaine émotion (par exemple devant un paysage), j’ai voulu traduire cette émotion par des moyens plastiques ou le paysage qui m’avait donné le choc n’avait pas à intervenir pour le futur spectateur. »

Dans les grandes lignes, sept séries principales peuvent être repérées durant la troisième période. En outre, il faut mentionner une «famille» de tableaux atypiques, formellement assez différents entre eux mais ayant en commun certains traits généraux ; nous les avons regroupés sous le terme générique de «Barroco». Les figures suivantes montrent, à l’aide d’un schéma de la structure de la composition, ou d’un détail extrait des tableaux les plus caractéristiques, l’élément distinctif permettant d’identifier plus facilement les différentes séries auxquelles appartiennent en totalité ou en partie les œuvres de cette période.

« QUATRE-QUARTS »

Le thème qui chronologiquement apparaît le premier, à la fin de l’année 1954, est celui des «quatre-quarts» : en simplifiant beaucoup, la composition est plus ou moins divisée par le milieu, dans les deux sens, en quatre parties à peu près égales. Suivant un large ovale, une ample courbe traverse souvent chacune des quatre formes simples que de cette façon elle subdivise, délimitant ainsi des plans de couleurs opposées. Parfois, des lignes brisées formant des grecques irrégulières dont l’origine remonte à l’époque gordienne se superposent à ces grandes masses élémentaires (fig. 27, 28.)

«LAMES »

Le grand ensemble curviligne ovale disparaît peu à peu des compositions. Vers le mois d’octobre 1955, au retour à Paris après l’habituel séjour à Gordes, les éléments jusqu’alors juxtaposés se déboitent et se présentent avec de légers effets de parallèle et d’oblique, de façon plus ou moins verticale ou horizontale. Ces éléments se divisent parfois comme des minéraux spéculaires, lames à la structure feuilletée. Cette série des «lames» présente souvent des formes comparables à des débris de schistes qui seraient en suspension sur un fond compose de larges surfaces planes, habituellement traitées en camaïeu (55-41, 56-41)

« ASSEMBLAGES»

Les fragments lamellaires augmentent en nombre et s’assemblent. En 1956, leur multiplication est telle qu’ils remplissent toute la surface. Les formes se morcellent en petites pièces mosaïquées, ou s’associent pour engendrer une masse plus étendue qui offre un nouveau jeu d’alternative par son double rôle: elle compte comme un ensemble, et pourtant chacun de ses éléments peut être regardé en lui-même, isolément. Les «assemblages» ont des textures variées : rayures ou arrangement en parquetage qui font penser à une marqueterie zébrée, ils forment des compartiments aux angles multiples, se joignent, s’interpénètrent dans une organisation complexe (56-26, 57-18, 55-08)


56-26 Béranger

« ETANG DE BERRE »

C’est au cours de l’été 1957 que le thème dit de «l’étang de Berre» se développe d’une manière évidente, mais curieusement, quatre tableaux réalisés entre août 1954 et septembre 1955 préfigurent déjà cette série. Dans les premières compositions, des masses compactes au contour très sec se détachent, ensemble rigide à angles saillants et rentrants, homogène, forme de blocs bruns ou noirs posés au couteau et se détachant sur les formes plus claires et très équilibrées qui constituent le fond. Dans un second temps, ces masses vont s’incurver, s’allonger jusqu’à la déchiqueture, produisant alors des effets d’effilochage. (Voir les figures 34, 35, la figure 36 présentant simultanément les deux stades du thème.) C’est aussi en 1957 que le premier tableau de format carré apparaît.


58-18 Egarec


58-32 Feyre

«QUEUES DE CHATS»

Vers Pâques 1958, les contours des formes qui relevaient naguère de la série de l’étang de Berre – seconde version – ayant perdu toute épaisseur, cèdent la place à ce que Deyrolle appelle par analogie «les queues de chats» : zébrures brisées, filiformes, flexueuses, qui traversent obliquement la composition, se détachant sur le plan du fond toujours constitue de formes très simples (délimitées et distribuées à la fois par un seul trait entrecroisé, sans commencement ni fin) et souvent animé de touches de couleur posées régulièrement. (fig. 37-39)

«ORAGES»

Le thème des orages commence en 1959. Les divers éléments de la composition sont en déséquilibre, comme en proie à de violentes perturbations. Tout semble être au bord du chaos. La tension provient-elle de l’accumulation des blocs sombres ? De leur éboulement ? De leur éclatement ? De la forme déchiquetée des «queues de chats» sur le point d’être mises en pièces? De la juxtaposition de ces fissures lumineuses et de ces masses obscures? (59-02)


59-02 Gael

«NATURE ANIMÉE»

Le calme revient en 1960 avec la série dite « nature animée» par opposition à nature morte. C’est le début de l’installation à Gordes. Est-ce une projection abusive du spectateur de ressentir devant les compositions de cette époque la jubilation que le peintre semble avoir éprouvée à traduire la subtilité de la lumière, l’harmonie et l’équilibre de l’univers qui l’entoure ? Des lignes douces s’inscrivent légèrement sur la toile, où des traits ramassés et acérés suggèrent quelque minéral chatoyant d’éclats. Ou encore, dans un tracé délié, quelque allusion végétale se manifeste dans l’ordonnance rigoureuse de l’ensemble. (fig. 41,42.)


Isambart 61-09

« BARROCO »

En marge des sept thèmes répertoriés ci-dessus, qui se développent et s’entremêlent tout au long de la troisième période, coexiste un certain nombre de tableaux regroupés sous la dénomination de «Barroco» à cause de leur grande liberté d’expression (fig. 43-52). Communiquant à l’œuvre une impulsion neuve, ces tableaux apparaissent vers 1960 en grand nombre sans oublier quelques antécédents ça et là… S’ils n’ont pas de thème formel commun, ils partagent cependant cet esprit identique animé de la même sensibilité, celle qui procède du plus secret des origines celtiques de Deyrolle.


62-17 Joël 60-16 Hernet

Sur ce point, ces tableaux renouent d’une certaine manière avec les peintures les plus «instinctives» de la première période uhdienne. Le graphisme y tient souvent une place primordiale. Graphisme issu à la fois d’un jaillissement spontané, violent de l’inconscient, et d’un geste contrôlé du corps tout entier, acte physique dans l’espace. Parfois encore un aspect presque magique se révèle dans la ligne d’un dos de bison, dans ces signes hiéroglyphiques, ou dans des éléments inclassables ressortissant de ce substrat irrationnel que Deyrolle va bientôt explorer avec le docteur Jacques Deniau.


60-06 Helier


60-14 Henning

Cependant, la cause sans doute la plus déterminante a été repérée par Ie peintre lui-même : «Il s’est trouvé que ça [Ie professorat] se passait dans le pays de Bavière, et je me suis laissé prendre au charme du baroque. Il m’a paru d’abord impossible de joindre le baroque à l’abstraction, puis un beau jour j’ai été dépassé, le baroque s’est introduit dans mon œuvre sans que je le veuille. Ce délire m’a atteint. Ce n’était plus l’espèce de retenue et de concentration qu’il y avait auparavant. La touche devient de plus en plus libre, les formes éclatent, la construction qui était très rigoureuse au départ devient plus souple. Le trait prend de plus en plus d’expression. Jusque-là, seules les formes comptaient, alors que maintenant le graphisme s’introduit comme un élément baroque. »


62-20 Josquin


60-33 Hyacinthe


60-18 Hercule


62-13 Jos

1963-1964 L’époque du rêve éveillé

La première époque charnière était issue du choc provoqué par la découverte d’un lieu étonnant – Gordes – à la lumière exceptionnelle. La deuxième époque, mystérieusement intitulée «les chats dans le placard», représentait de fait un passage entre une période de rigueur formelle et une autre plus sensible, le thème pictural de la série étant traité selon l’une ou l’autre des deux expressions. La troisième et dernière époque charnière, celle du «rêve éveillé», est l’effet d’une sorte d’épreuve psychologique à laquelle le peintre se soumet et qui va accélérer son évolution. Lors de son exposé sur « le travail de peintre », au moment de la projection de la diapositive du tableau intitule Léandre (fig. 53, n° 63.07), Deyrolle a raconté sa surprise en ce jour du printemps 1963 : « J’ai fait cette toile croyant jouer avec des formes, des lignes, des couleurs, et quand elle a été terminée, je me suis aperçu qu’il y avait un personnage dedans.»


63-07 Léandre

A la suite de la découverte de cette figuration manifeste dont il n’avait pas eu conscience pendant le travail (voir la figure 54 montrant le schéma de la toile en question), il constate le même phénomène dans trois tableaux en cours d’exécution. Il établit immédiatement le rapport avec l’expérience de « rêve éveillé dirigé » qu’il a entreprise quelques semaines auparavant, car il réalise que ces éléments figuratifs sont « la matérialisation des rêves. »

« Le rêve éveillé dirigé, état intermédiaire et nuance entre l’état de veille et l’état de sommeil, entre le « physiologique » et le « psychique » est, par essence, le reflet de ce réservoir inépuisable où le sujet a accumulé depuis sa naissance ses angoisses, ses craintes, ses désirs, ses espérances, lesquels demeurent, en tout état de cause et face au monde extérieur, les facteurs déterminants de son comportement.»


63-34 Lothaire

Il ne nous appartient pas de déterminer les raisons intimes qui ont poussé ainsi Deyrolle à l’analyse de ses états de conscience. Néanmoins, il faut constater les répercussions immédiates sur les tableaux de cette époque, et les effets plus indirects mais très profonds qui vont marquer la dernière période.

Cette figuration inconsciente qui s’est manifestée dans les quatre premiers tableaux de la série va être ensuite utilisée de façon plus contrôlée (64-04 Maixant). Le peintre va même tirer un parti plastique de certains symboles employés dans la technique du rêve éveillé. Symboles qui n’ont d’ailleurs d’importance que pour lui. Sur une durée de deux ans et demi on dénombre seulement vingt-cinq tableaux de la série du rêve éveillé, cependant, des traces plus ou moins perceptibles subsistent ça et là dans plusieurs compositions du début de la quatrième période.


64-04 Maixant


64-06 Mandé

Le schéma représente dans la figure 56 est intéressant dans la mesure où les deux éléments figuratifs principaux de la série du rêve éveillé sont réunis sur la même toile : à gauche une silhouette humaine en position fœtale, à droite le contour d’un personnage debout. La figuration ici aisément identifiable se présente souvent avec beaucoup moins d’évidence. Incidemment, Deyrolle a parlé de certains effets :

«Dans le rêve terminal, je me suis identifié à un soleil noir, et j’ai voulu dans cette peinture [fig. 57, n° 64.06 : Mandé] traduire ce soleil noir avec lequel je me suis enfermé; mais – bien entendu pour des raisons plastiques – j’ai utilisé le blanc afin de traduire le noir. Le blanc est une espèce de négation de la couleur, alors que le noir, dans les peintures qui ont suivi, est devenu la couleur en puissance.»

1963-1967 La quatrième période abstraite

Au début des années soixante, Deyrolle atteint à une connaissance, à une conscience, à une liberté, bref çà un naturel (« simplicité pleine de vérités ») encore absent de ses premières peintures abstraites. Mais évidemment, c’est là le résultat de vingt années de travail créateur. Citons encore Léon Degand, témoin direct et attentif, qui dans un texte de 1957 récapitule le cheminement de Deyrolle depuis ses débuts: « Il découvrit l’abstraction en fonction de ses vertus internes, en tant que communication directe et quasi organique entre le monde des émotions et celui de leurs manifestations par des équivalents exclusivement plastiques. Il appliqua l’originalité de sa création personnelle au langage spécifique de l’abstraction picturale, à sa logique propre, aux lois particulières de son équilibre au sein de la surface peinte, à ses rythmes qui ne doivent rien aux rythmes figuratifs. Il sut que la sensualité de la couleur et de la forme ne dépendent pas nécessairement des qualités tangibles du matériau. II devint, plus encore qu’au temps ou il subissait l’influence de Sérusier, attentif aux moyens en quelque sorte spirituels de la peinture […]

«Bref une nouvelle conception de la plastique s’institue dans sa peinture. Un nouveau comportement, physique et psychique, délivre un pouvoir créateur insoupçonné. Un nouvel homme s’organise chez le peintre. Le drame qu’il vit dépasse de bien loin la simple recherche de la qualité. Ce drame est même la condition sine qua non de cette qualité. II détermine chez le peintre ses raisons de croire en cette qualité autrement qu’en une valeur platonique. II fait de l’objet d’art mieux qu’un objet de considération, le lieu d’un enthousiasme actif, d’une exaltation. Il favorise hautement le transfert de la qualité humaine du créateur à son œuvre.»

Au moment ou commence la quatrième période, la maîtrise de ses moyens d’expression et la manifestation de sa qualité personnelle vont de pair chez Deyrolle avec une plénitude de l’être remarquée par tous ceux qui le rencontrent alors. Comme nous l’avons signalé au début de cette introduction, Deyrolle avait distingué trois périodes dans son œuvre lors de l’exposé sur son travail, donné le 17 décembre 1964 à la demande du professeur Meyerson. Mais à notre avis, le manque de recul l’empêche de s’apercevoir à ce moment-là que l’expérience du rêve éveillé (commencée juste deux ans plus tôt et à peine terminée) a eu une importance considérable, et qu’en fait, les tableaux de cette série forment un ensemble constituant une étape de transformation profonde, à l’origine d’une nouvelle période. Pendant la séance en question un fait troublant est d’ailleurs à noter : en projetant les diapositives de deux toiles très récentes, il déclare: «C’est ici la toute dernière période [c’est nous qui soulignons] où tout est mélangé: le baroque, la figuration, le symbolisme, le jeu des formes, des plans et des couleurs.»

Il est de fait que Deyrolle réalise alors une sorte de synthèse de toutes ses recherches plastiques antérieures. De plus, il sait maintenant qu’une émotion est toujours à l’origine d’une œuvre: «Je crois que l’abstraction est à base de sentiments. La difficulté a été d’en prendre conscience.»

Cent seize tableaux relèvent de la quatrième et dernière période. Ils se repartissent en deux séries:

« LES 3 V»

Les tableaux du premier groupe, au nombre d’une quinzaine, peints entre 1963 et 1965, sont appelés «les 3 V» par Deyrolle. Ce terme énigmatique provient simplement du point de départ du travail de transformation habituellement effectué par le peintre dans sa démarche picturale, et l’explication permettra peut-être de mieux comprendre le processus de sa création – bien que pour lui, il soit indifférent que le spectateur connaisse ou non l’origine d’une œuvre … Au cours d’un voyage en Italie, trois théâtres avaient suscité un vif intérêt chez Deyrolle: le Teatro Olimpico de Vicence, les arènes de Vérone, et la Fenice de Venise. Vicence, Verone, Venise, voilà « les 3 V».


63-25 Lykke

Et comme dans Les Trois Mousquetaires, il y a aussi un quatrième V : revenu à Gordes, le souvenir de ces lieux est réactivé à l’occasion d’une soirée à Vaison-la-Romaine où le peintre doit assister à un spectacle au théâtre antique. A peine commencée, la pièce est brusquement interrompue par un orage d’une violence inouïe, comme souvent en Provence. Les spectateurs réfugiés dans les vomitoires assistent alors à une «représentation» imprévue, grandiose et terrifiante: pluie diluvienne, éclairs, tonnerre, foudre, décors emportés par le vent, lampes de projecteurs explosant, les malheureux comédiens s’échappant avec difficulté des loges installées sous la scène et inondées par des torrents de boue… Durant les semaines qui suivent, les impressions persistantes de l’aspect architectonique des différents édifices associées aux remémorations (et aux réminiscences) se superposent en une sorte de synthèse mentale. Des empreintes de toutes ces «réalités», le peintre isole des éléments plastiques qu’il va réorganiser sur la toile. Il est possible de découvrir certains signes rappelant les origines de l’émotion inductrice : structure architecturale, lignes crénelées, figures en arc de cercle, plans en gradin, formes scénographiques, jeux d’ombre ou de lumière de qualité théâtrale, etc. (fig. 58, 59.)

« LES CERCLES »

Les quelque cent derniers tableaux sont tous dominés par le cercle : le choc du rêve éveillé a libéré Deyrolle d’un blocage. Pendant une quinzaine d’années, il s’était presque trouvé dans l’incapacité physique de tracer «la plus belle des figures planes» (Pythagore), après le constat, vers 1948, de la connotation figurative du cercle dans ses compositions abstraites. La symbolique du cercle est primordiale dans toutes les traditions. Sans commencement ni fin, le cercle exprime l’idée d’éternité, de totalité; c’est aussi un symbole du soi dans tous ses aspects, y compris de la relation entre l’homme et la nature. Ce rapport ne peut être écarté en observant l’emploi répété du cercle dans les tableaux de Deyrolle de la quatrième période. La série passe par trois phases:

1-Suite à un voyage de nuit en voiture de Paris à Gordes, les impressions provoquées par la clarté lunaire, les jeux de lumière irisée dus aux reflets du pare-brise et à la réflexion des phares, etc… sont à l’origine de peintures appelées «autoroutes». On y retrouve parfois des rythmes issus du rêve éveillé, mais atténués, et qui se mêlent à des états nocturnes comme réfléchis par une lentille (fig. 60).


64-14 Marc

2- Durant l’année 1966, le cercle est souvent divisé en deux par une ligne brisée, fracture oblique de haut en bas. Des sortes de courbes de latitudes, que l’on dirait faussées sous l’effet d’une force centrifuge, départagent des trapèzes irréguliers de diverses nuances. Les parties claires s’articulant bientôt pour former une espèce de chrysalide aux angles aigus et saillants, et qui s’étale sur toute la hauteur. Dans certaines toiles, l’ensemble se distord comme pour échapper à une force contraignante (fig. 61, 62).


65-34 Numillon

3- De nouvelles tensions provoquent des poussées en tout sens : le noyau clair aux contours anguleux éclate et se métamorphose en un réseau à mailles irrégulières, ou se contracte en une configuration faisant penser à des ailes immenses ou à des voilures déployées se détachant parfois sur un agencement en couronne de petites masses sombres – qui rappelle les amoncellements de formes du début des années cinquante. (fig. 63-66.)


67-15 Pathus


67-21 Peter

La palette de la quatrième période est puissante et raffinée. Le blanc «rompu» y tient un rôle essentiel, au point de rencontre du vide et du plein. Rappelons-nous la déclaration de Deyrolle: «Le blanc est une espèce de négation de la couleur, tandis que Ie noir, dans les peintures qui ont suivi [Ie Rêve] est devenu la couleur en puissance.» Les couches transparentes colorées s’échelonnent en légers dégradés de tons (allant des bruns aux gris, des bleus aux verts sourd, des rouges de cadmium aux ocres orange en passant par tous les jaunes) et suggèrent des mouvements imperceptibles animant le jeu des différents plans. De la peinture émane une lumière atténuée qui semble venir des profondeurs de la matière. Dans cette atmosphère harmonieuse, les formes segmentaires – si précises, si aigües soient-elles – perdent toute dureté. La retenue et la pondération des moyens mis en œuvre dans ces tableaux intensifient encore leur mystérieuse résonance.