Le Corneur Olivier

Collectionneur et amateur de peinture, Olivier Le Corneur rencontre JD en 1944, et lui fait connaître les arts antiques et les arts primitifs dont il est spécialiste. En partie sous son influence, JD rassemble peu à peu de beaux objets d’art ancien d’Egypte, d’Afrique noire et d’Amérique centrale. Certains objets d’art nègre de la collection Le Corneur ou de la collection Marcoussis servent souvent de « point de départ » à JD pour réaliser ses premières peintures abstraites.

C’est dans la petite maison d’Olivier Le Corneur à Gordes que JD travaillera pendant les mois d’été de 1947 à 1957. Olivier Le Corneur a écrit plusieurs textes de témoignage sur JD, notamment « Retrospective d’une amitié ».

Dewasne, Deyrolle, Olivier Le Corneur, Odile Degand

Kobenhavn (Copenhague)

Le petit groupe des artistes abstraits de la Galerie Denise René, introduit par Robert Jacobsen et Richard Mortensen, est très bien accueilli à Copenhague. JD, en particulier, y fait plusieurs expositions personnelles qui ont beaucoup de succès : les 26 peintures présentées en 1965 chez Hybler sont toutes vendues à des scandinaves.

En outre, JD participe aux grandes manifestations telles que « Tokanten », « Linien », « Klar Form »… qui ont lieu après la guerre. Il est remarquable q’un quart environ de son oeuvre se trouve dans les collections publiques et privées danoises.

En 1965, le Dr Erik Andreasen écrit : « … Les artistes et le public réalisèrent lors de l’exposition de Deyrolle qu’il était possible, même dans le cadre d’une composition rigide et géométrique, d’exprimer la poésie la plus belle, les entiments humains les plus riches, et que les possibilités devaient être sans limites pour l’artiste qui avait reçu le don de savoir utiliser dans sa peinture le langage abstrait. C’est pourquoi l’exposition de Deyrolle en 1949 devint une « borne milliaire » dans la vie artistique danoise. (…)

Kandinsky (le prix)

Le prix Kandinsky, « destiné à couronner la recherche de jeunes peintres dans le domaine de l’abstraction pure », est créé à l’initiative de Nina Kandinsky en mémoire de son mari, pionnier de l’abstraction, disparu en 1944. Léon Degand, Charles Estienne, Wilhelm Uhde, font partie du Jury. Le prix est attribué pour la première fois en 1946 à JD (et à Dewasne). Les lauréats suivants sont, chronologiquement : Poliakoff, Max Bill et Jean Leppien, Marie Raymond et Chapoval, Mortensen, Degottex, Palazuelo, Istrati, Dumitresco, Chilida, enfin Dorazio.

Jacobsen Robert

Sculpteur danois (1912-1993).

Grâce à une bourse de l’état français, Jacobsen arrive à Paris en 1947. Il habite à la maison des artistes danois à Suresnes – où loge également son compatriote Richard Mortensen qui l’introduit dans le groupe de la Galerie Denise René. très vite, des liens d’amitié et de complicité se nouent entre JD et Jacobsen. ce dernier fait connaître plusieurs marchands danois – dont Birch puis Hybler – à JD qui exposera à maintes reprises dans leurs galeries. Il lui présente aussi le lithographe Christian Sorensen (chez qui JD réalisera la moitié de ses lithographies) et le fait inviter aux principales manifestations d’art abstrait en Scandinavie. Lorsque JD séjourne au Danemark, il habite généralement à Valby, chez les parents de Jacobsen. C’est grâce à JD que Jacobsen est nommé professeur de sculpture à l’académie de Munich en 1962, et souvent les deux amis s’arrangent pour faire coïncider leurs séjours en Bavière.

Une sculpture de fer de Jacobsen surmonte la tombe de Jean Deyrolle au cimetière de Gordes.

Incident révélateur

Vingt ans après l’évènement, JD a raconté lors de son exposé à l’École Pratique des Hautes Études, « l’incident » qui, en 1944, le pousse à franchir le seuil de l’abstraction, sans barguigner davantage :

«  »la recherche s’est poursuivie… J’ai torturé l’objet de plus en plus pour lui faire exprimer quelque chose de plus important, ou qui me paraissait plus important (…)

« J’ai été amené insensiblement à rejeter le sujet, et un beau jour, je me suis trouvé devant une peinture où je croyais avoir représenté une cafetière. Un ami qui passait (il s’agit d’Olivier le Corneur) a regardé cette peinture et a cru y voir un oiseau. J’ai compris alors ce qu’il y avait de ridicule dans ma démarche, dans cette torture des objets pour en faire autre chose. a partir de ce moment, j’ai utilisé les formes et les couleurs pour ce qu’elles étaient, et non en vue d’une figuration différente.

Image visuelle et image mentale

Idée exprimée par Sérusier dans ABC de la peinture – et que JD reprend à son compte – sur le processus de transformation de l’image naturaliste reçue par le peintre en celle, métamorphosée, qu’il propose sur la toile. Il y a tout d’abord simplification du fait de la reproduction sur la surface plane à deux dimensions du tableau. A cette réduction de « l’image visuelle primitive », s’ajoutent les modifications dues à la mémoire, aux sentiments individuels (beauté ou laideur, idée de l’harmonie),enfin aux états psychologiques et physiologiques de chacun (la « sensibilité ») variable par définition. Tous ces facteurs d’importance inégale agissent sur l’image primitive au point de la changer en une « image mentale » que l’artiste élabore pendant son travail sur la toile.

Ayant choisi de s’exprimer sur le mode abstrait, il n’est plus question pour JD, surtout après 1948, de peindre cette image mentale issue de l’image visuelle primitive, même si celle-ci est changée au point d’être indécelable. ce n’est qu’après beaucoup de tâtonnements et de persévérance qu’il trouvera vers 1957 ce maillon qui lui manquait dans la chaîne abstraite. En 1960, il confie à Jean Grenier : « Je crois que l’abstraction est à base de sentiment. Ce qui m’a été difficile, c’est d’en prendre conscience. »

Hérédité

La famille de jean Deyrolle comprend plusieurs artistes peintres ou sculpteurs. deux sont assez connus : du côté paternel, son grand-père Théophile Deyrolle (Paris 1944-Concarneau1923) est élève de cabanel et de Bouguereau. Il débute au Salon de 1876 avec « Après la pêche ».

Théophile dans son atelier à la Galcière, rue Gam à Concarneau

Du côté maternel, son grand-oncle Alfred Guillou (Concarneau 1844-1925) est élève de Cabanel et expose « jeune pêcheur breton » au Salon dès 1867. fréquentant le même atelier, Deyrolle et Guillou se lient d’amitié. Théophile épouse la sœur d’Alfred, Suzanne; leur fils Étienne Deyrolle, sera le ère de JD.

L’œuvre des 2 beaux-frères est très bien représentée dans les musées français, et même à l’étranger.

Guillou (Janine)

Fille de l’Amiral Alphonse Guillou, (le plus jeune fils du « Pilote »), et nièce de Suzanne Deyrolle. Jeannine passe son adolescence avec JD lorsqu’il vient habiter chez sa grand mère. Au début des années trente, tous deux aspirent à devenir peintres et ils parcourent ensemble la Bretagne à la recherche de paysages pittoresque pour planter leur chevalet. Ils se retrouvent un peu plus tard au Maroc où Jeannine – qui a épousé un peintre d’origine polonaise, Olek Teslar – visite le pays à dos d’âne en compagnie de son mari et de leur jeune fils Antek (dit plus tard Antoine Tudal). En mars 1935, Jean et jeannine font une exposition commune à Fès dans les salles de l’Ouest Africain. Lorsque JD revoit sa cousine, elle a quitté son mari pour vivre avec Nicolas de Staël – dont elle aura une fille, Anne de Staël. jean sympathise avec Nicolas, et tous trois font en Algérie un voyage qui a une grande importance pour JD. Le couple revient en France en 1938 après un détour par l’Italie. JD est entré directement à Concarneau où Jeannine amène Nicolas. les évènements font que JD ne les reverra qu’à la fin de l’occupation lorsqu’ils s’installent à Paris en 1943, après que Jeanne Bucher lui eût procuré l’ancen atelier de Pierre Chareau, 54 rue Nolet. C’est là que JD fait la connaissance de Lanskoy et de Pierre Reverdy, et qu’il amène ses amis Estienne. A cette époque, JD et Nicolas de Staël cherchent encore leur expression personnelle : Ils s’influencent mutuellement et une certaine similitude se remarquent dans leurs tableaux mais plus encore dans les pastels et dans les fusains « gommés ». Après la mort de Jeannine, survenue en 1946, les liens entre les deux amis se distendront peu à peu.

Gordes

En 1947, à la Pentecôte, JD, Olivier Le Corneur et Dewasne découvrent Gordes, village perché sur la bordure méridionale  des plateaux de Vaucluse, face au Lubéron. JD y revient dès le mois suivant, et il aménage un atelier sommaire dans le grenier d’une petite maison achetée par Le Corneur.

Gordes, l’atelier

Gordes est un lieu encore préservé du tourisme; des quartiers entiers sont abandonnés… JD est totalement séduit par ce pays, sa lumière, ses couleurs, ses murs de pierre sèche; les peinture de cette époque en subissent le contrecoup et montrent un net renouvellement de son « inspiration ».  Bientôt Schneider, Odile et Léon Degand viennent le rejoindre. Tous partagent son enthousiasme, et l’année suivante, tous les amis de la galerie Denise René arrivent passer l’été : Charles Estienne, Robert Jacobsen, Gilioli, Poliakoff, Vasarely… Certains achètent des maisons ou des « bories ». Il n’y a pas encore l’eau courante (elle ne sera branchée qu’en 1958) et l’ancien lavoir de la fontaine basse sert de piscine aux « Abstraits » qui, d’après les journalistes, troublent la quiétude de cet endroit fréquentés jusqu’alors par les élèves disciplinés d’André Lhote, peignant sur le motif.

Autant qu’il  le peut, JD prolonge ses séjours à Gordes. Onze ans après son arrivée, dans cette rue de la fontaine basse qui porte aujourd’hui son nom, il fait construire un grand atelier sur les fondations en forme de trapèze d’un bâtiment ruiné, situé à côté de chez Le Corneur. quelques temps après, il fait encore restaurer une maison ancienne qui se trouve juste en face. Il quitte Paris en 1959 pour s’installer définitivement à Gordes. Dans ce paysage à la fois serein et insaisissable, lieu secret ou règne une harmonie étrange entre le monde minéral et le monde végétal, il va poursuivre son œuvre dans le calme, à l’instar de Sérusier, et réaliser la synthèse de toutes ses recherches.

Travail du peintre

TRAVAIL DU PEINTRE

Transcription de l’exposé de Jean Deyrolle, tenu 1e 17 décembre 1964 à l’École pratique des hautes études – VIème section, 54, rue de Varenne à Paris, dans le cadre des travaux du Centre de recherches de psychologie comparative dirigés par Ignace Meyerson.

Plan de l’exposé du 17 décembre 1964

Résumé des activités

a- Période de voyages : les peintures sont plutôt des souvenirs de voyage, vagabondage qui dure cinq années durant lesquelles j’ai appris à mieux voir.

b- Retour en France : les notations ne suffisent plus; il faut désormais une construction, une architecture (étude et passage par un certain cubisme, époque d’analyse et un certain symbolisme de la couleur, à travers Sérusier.

c- Pendant la guerre : à force de torturer l’objet, il devient méconnaissable (passage à l’abstraction : histoire de la cafetière). Volonté d’exprimer, par les seules formes, les rythmes et les couleurs.

Les premières peintures abstraites

a- Ce que je voulais : après la période de destruction de la guerre : construire une œuvre à l’opposé du surréalisme qui me paraissait avoir été un acte de destruction.

b- Ce que j’ai cru y mettre: des formes et des couleurs destinées

à exprimer les sentiments profonds – nécessité de reconstruire.

c- Ce que je voulais du spectateur: une part active, pas la position de l’auditeur devant la Radio (souvenir des peintures de salle à manger que l’on ne regarde plus)

d- Ce qui y était cependant : un souvenir de figuration et un certain espace qui était, aussi, assez figuratif.

Deuxième période

a- participation plus active du spectateur

b-formes négatives/positives (« les rois du lino»), accentuation des formes les plus expressives (forme gazelle, forme oiseau).

c- suggestion d’un plan mouvant (toile blanche, jaune et noire).

d- essais pour rompre avec la lumière extérieure; la lumière doit émaner du tableau.

Troisième période

a- Retour à un certain romantisme : la touche redevient plus personnelle.

b- Exaltation d’un certain espace (le choc dû à un paysage), et son équivalence plastique; sensation du spectateur; comment se rejoindre?

c- Présence du baroque.

d- Figuration sous-jacente.

Comment s’élabore un tableau:

a- désir de placer quelques traits ou quelque couleur.

b- complément du dessin sur la toile, recherche de précision et cerne du désir.

c- importance du geste.

d- exaltation des formes (si elles sont «gazelles»), exalter Ie caractère gazelle).

e- Au cours du travail, est né le désir de la couleur ou son complément s’incorporant au dessin.

f- contemplation: essais de prendre la position du spectateur, afin d’apporter les dernières retouches.

Jean Deyrolle :

Je vais commencer par un petit exposé de ce qui s’est passé au début de ma vie. J’ai commencé en effet par faire des études de publicité. Lorsque j’ai eu mes diplômes, j’ai eu tellement peur d’être enfermé là-dedans que j’ai commencé à voyager un peu, et pendant ces mois de distraction, je me suis mis à faire des peintures qui sont plutôt des souvenirs de voyages. Pendant cinq années, je me suis promené en Afrique du Nord, en Espagne; j’ai peint et, pendant cette période de vagabondage, j’ai beaucoup développé mes facultés d’observation. Il s’agissait de travailler vite, de noter, puis je suis revenu me réinstaller en France. La peinture m’est apparue comme étant quelque chose de plus sérieux que cette espèce de jeu qu’elle avait été jusque-là.

J’ai cherché alors à savoir ce que je pouvais faire; j’ai pensé que le cubisme était la chose la plus importante qu’il y ait eue jusqu’alors, arrivant à être un peu une expression de l’époque.

En même temps, je me suis intéressé particulièrement à Sérusier et au nabisme mais c’est surtout le cubisme qui m’a touché.

 Nature morte au sucrier vers 1943

À ce moment-là, j’avais un certain respect de l’objet, et je suis arrivé à m’exprimer par plans et par couleurs. Puis la recherche s’est poursuivie. J’ai abandonné cette forme de figuration; j’ai torturé l’objet de plus en plus pour lui faire exprimer quelque chose de plus important ou qui me paraissait plus important. Je suis arrivé à un moment où l’objet commence à être plus difficile à discerner. Vers cette époque, un ami qui passait chez moi a vu une peinture – qui n’est pas celle que vous  voyez là – où je croyais avoir peint une cafetière; il a pensé que c’était un oiseau.

 La palette 44-24

J’ai donc pensé que s’il y avait pour moi un intérêt à chercher quelque chose, ça n’était plus à travers le prétexte de la cafetière que je devais y arriver, mais en allant directement aux formes, aux volumes et aux couleurs. A ce moment, j’ai franchi le seuil et je suis rentré dans l’abstraction, au tout au moins ce que je pensais être l’abstraction. C’est à cette époque que j’ai commencé les premières peintures abstraites. Après la période de destruction de la guerre, ce que je voulais, c’était construire une œuvre un peu à l’opposé du surréalisme qui me paraissait abriter un acte de destruction. J’ai eu l’impression que le surréalisme avait, en quelque sorte, présagé la guerre. On se trouvait devant des villes aplaties et j’ai pensé que ce qui serait intéressant, ce serait de refaire une peinture avec une base assez architecturée.

  Il faut choisir la nuit 47-01

J’ai cru à ce moment-là  m’exprimer uniquement par des formes et des couleurs. Par la suite, je me suis rendu compte que j’étais chargé d’un répertoire de formes et que ces formes avaient quand même toujours tendance à se référer à Ia nature. Je ne Ie savais pas, mais la chose existait. Si je faisais un cercle, il demeurait quand même une orange.

Je voulais aussi que Ie spectateur devienne quelqu’un d’actif. J’avais vu, autour de moi beaucoup de tableaux accrochés dans les salles à manger, dans les salons. Cela faisait bien, on les regardait. On disait : « C’est joli ce paysage.» Puis, c’était fini cela n’intéressait plus tellement.

Le public avait peut-être perdu le goût de l’analyse ; cette peinture, il la regardait de la même façon qu’on s’intéresse à la radio, c’est-à-dire qu’on tourne un bouton; il y a du bruit qui sort de l’appareil; et rien de plus. Cela s’entend toute la journée. Il peut s’agir de chefs-d’œuvre ou de choses inintéressantes, on les prend de la même façon.

J’ai pensé que le spectateur devait prendre une part plus active et pénétrer dans la peinture et dans les problèmes de l’art.

 Le pingouin 46-02

Vous n’avez pratiquement pas de figuration, mais il y a encore, je crois, un espace très réaliste. Il y a de l’air, il y a des plans; il y a aussi des directions; il y a encore des ombres qui jouent.

 Lalberto 47-17

Je crois que là les choses sont visibles; les formes qui existent dans le fond sont déjà des formes; il y a encore une touche qui est peut-être un peu figurative, un peu  impressionniste; honnêtement, il y a aussi, je crois, la présence du cubisme.

 Pointu 47-30

C’est encore la même chose; la touche a une très grande importance. Je pensais qu’il était très important de conserver certains privilèges de ce qu’on appelle la peinture figurative. Bien sûr, je me trouvais, à ce moment-là, en opposition avec les vieux abstraits, (comme Herbin qui, devant cette peinture a dit un jour: « On croit que l’abstrait est fini ! II n’a pas encore commencé.»

  Composition VIII 45-08

Je repasserai cette peinture à la suite des autres pour vous montrer  que, dans cette période, c’étaient des choses très figuratives. Les autres peintures sont de 1947; celle-ci est de 1945 ou 1946. Nettement, je crois voir l’objet qui m’a donné le départ. Pour moi, c’est encore un résidu de la cafetière dont je vous ai parlé tout à l’heure.

J’en arrive maintenant à la 2ème période, non pas qu’il y ait rupture brusque, parce que pour moi, mon évolution, c’est un peu comme la procession d’Echternach où l’on fait deux pas en avant et un pas en arrière. Si l’on considère les peintures les unes après les autres, on s’aperçoit qu’il y a tout le temps des retours et la reprise de certains problèmes secondaires que je relie à des problèmes plus actuels.

Dans mon cas, je ne renie absolument rien de ce qui est le passé. Je considère que tout ce que j’ai fait a eu son importance dans mon évolution, et que les dernières choses sont absolument liées aux premières; d’ailleurs vous verrez tout à l’heure qu’il y a un certain retour à des choses plus anciennes.

A ce moment-là j’ai pensé, pour que le spectateur ait plus de part, à lui faire comprendre que je ne voulais pas qu’il y ail un espace figuratif: à cet effet, j’ai cherché à  créer un objet qui soit composé à peu près uniquement de formes positives et négatives. Ce qu’on appelle, par exemple, une forme positive, c’est la silhouette d’un personnage devant le ciel; le ciel devenant la forme négative.

J’ai pense que dans ma peinture, il serait aussi important que la forme principale ne vienne pas en avant, mais soit sur le même plan, exactement, que la forme secondaire.

Rouge ocre et noir 51-13

Je crois qu’ici il n’y a plus d’éléments figuratifs ni d’espace figuratif.

  Sernin 52-25

D’autre part, j’ai cherché aussi à ce que le spectateur puisse jouer avec les formes, (c’est-à-dire les faire venir en avant ou en arrière, à volonté. Ainsi, dans cette peinture, le noir peut être un trou, mais il peut être aussi au premier plan selon ce que vous désirez. C’est naturellement un peu trahi du fait de la lumière qui traverse la diapositive; en réalité, le tableau est un objet…

   Loup 53-28

Ici, les trois éléments apparaissent nettement Comme étant posés sur le fond; en réalité, dans la peinture,  ils sont  beaucoup plus incorporés.

Malgré tout, cet esprit de rigueur qui me traversait à ce moment-là ne m’empêchait pas d’introduire certains éléments un peu bizarres, mais je pense que c’était pour créer un choc: «pourquoi a-t-il mis cela ? » Pourtant, la peinture que je fais n’est pas véritablement une peinture de choc. Gide disait qu’un livre n’est pas fait pour être lu, mais pour être relu. Eh bien! Je pense que ma peinture n’est pas faite pour être vue mais pour être revue. C’est une peinture avec laquelle on vit.

Il y a aussi le problème du mouvement sorti de la figuration : je n’ai pu m’empêcher d’avoir des souvenirs … Certaines œuvres étaient plus statiques, mais de temps en temps, il y avait  une œuvre qui se voulait dynamique comme celle-ci. Si une peinture me faisait penser à un envol d’oiseau, ou à l’élan d’une gazelle, j’essayais d’accentuer ce mouvement de la gazelle, cette présence de l’oiseau, par un geste qui l’accompagne.

  L’envol 48-46

II y avait aussi le problème de l‘espace. C’est aussi trahi par le cliché. Il s’agit de faire jouer les formes en profondeur et en surface. J’ai voulu également introduire la lumière, mais une lumière qui ne soit pas extérieure au tableau, qui soit dans la peinture. A ce moment-là, il a fallu inventer des contrastes quand la lumière venait trop précisément d’un point. Sur le centre de ce tableau on voit la lumière arriver d’une façon presque directe. J’ai alors mis un plan dans le bas pour essayer que la lumière vienne également du bas, comme elle vient du haut. J’ai essayé, par ce moyen, que la lumière émane du tableau, qu’elle ne vienne plus de l’extérieur.

Agréée 50-47
Efflam  52-20

Ici, on retrouve le problème des formes qui sont absolues. Il n’y a pas de lumière venant de l’extérieur; il n’y a plus du tout ce qu’on pourrait appeler un «truquage» comme dans l’autre; ici, il ne s’agit que de formes et de couleurs.

  Mars 53-36

Le cliché est assez mauvais. Mais c’est le seul que je possède de cette peinture qui donne justement cette possibilité du jeu; la lumière arrive très nettement d’un côté; j’ai essayé de briser cet effet par des traits qui soulignent les formes et qui contrarient la couleur. Je regrette, encore une fois, que le cliché soit si mauvais, il y a des choses qu’on ne voit plus …

Composition jaune 48-42

Après cette période que l’on pourrait appeler la période «puriste», je me suis repris à un certain romantisme. J’ai pensé à réutiliser la touche sur l’aplat, au moment où j’ai estimé que ce problème de l’espace, après tout, n’était pas tellement important, qu’il y avait une suggestion d’espace qui était plus intéressante, et aussi d’autres possibilités d’efficience plastique. Ayant éprouvé une certaine émotion (par exemple devant un paysage), j’ai voulu traduire cette émotion par des moyens plastiques où le paysage qui m’avait donné le choc n’avait pas à intervenir pour le futur spectateur. Mais ce n’est là qu’une petite chose.

Sylvère 55-11

Je vous  parlais tout à l’heure de retour de la touche, de la vibration ; c’est toujours ce même problème du plan du tableau, mais ici le jeu est obtenu par autre chose : avant, c’était les aplats qu’on pouvait faire jouer. Ici, j’ai voulu qu’il y ait vibration par la touche sur l’aplat.

Bardoux 56-22

Vous avez là le résultat d’une journée au bord de la mer. Je m’étais rendu sur la Méditerranée. Il y a eu une journée accablante où, de temps en temps, on pouvait se précipiter dans l’eau. On trouvait sa fraîcheur, mais dès que l’on revenait sur la plage, on était recuit! Malgré tout il y avait une espèce d’euphorie, de joie dans la chaleur.

J’ai essayé de traduire tout cela. Je pense que si quelqu’un ressent des choses analogues, par exemple qu’un lapon puisse, dans sa tente, en faisant bouillir de l’eau, ressentir cette euphorie, l’impression de chaleur, la joie de l’eau… alors j’ai pu atteindre à une certaine correspondance avec lui, mais dans laquelle la figuration n’a aucune importance.

Les circonstances m’ont amené à ce moment-là à aller vivre un peu dans un autre pays, je suis parti en Allemagne pour faire une petite expérience, ce que je croyais être une courte expérience de quelques semaines, qui était le professorat. Puis je me suis laissé prendre à l’agrément du contact. Ce n’était pas tout à fait désintéressé parce que je passe déjà dans la classe des vieux; je deviens une espèce de baderne pour les jeunes. Cela m’a permis, un peu à la façon des vampires, de me nourrir de sang jeune au milieu des élèves.

Seulement il s’est trouvé que ça se passait dans le pays de Bavière et je me suis laissé prendre au charme du baroque. Il m’a d’abord paru impossible de joindre le baroque à l’abstraction, puis un beau jour j’ai été dépassé, le baroque s’est introduit dans mon œuvre sans que je le veuille.

Irénée 61-04

Vous le voyez d’après le cliché. Ce délire m’a atteint. Celle peinture est issue également d’une journée au bord de la mer. Ce n’est plus l’espèce de retenue et de concentration qu’il y avait auparavant. La touche devient de plus en plus libre.

Ingold 61-05

Les formes éclatent, la construction qui était très rigoureuse au départ devient plus souple. Le trait prend de plus en plus d’expression. Jusque-là, seules les formes comptaient, alors que maintenant Ie graphisme s’introduit comme un élément baroque.

Léandre 63-07

Puis il s’est trouvé que dans ma vie, tout à coup, il y a eu un léger retour à la figuration, retour parfaitement inconscient au départ. J’ai fait cette toile croyant jouer avec des formes, des lignes, des couleurs, et quand elle a été terminée, je me suis aperçu qu’il y avait un personnage dedans.

Cela est dû à une suite de rêves éveillés qui ont été tentés avec un médecin, sous son contrôle, et c’est la matérialisation de ces rêves.

Mandé 64-06

Là  aussi il y a cette présence. Je me suis aperçu en même temps qu’il était possible d’utiliser certains symboles qui n’ont, d’ailleurs, d’importance que pour moi Je n’ai pas du tout fait intervenir le spectateur; si on ne le voit pas, aucune importance. Mais dans le rêve terminal je me suis identifié à un soleil noir, et j’ai voulu dans cette peinture traduire ce soleil noir avec lequel je me suis enfermé; mais – bien entendu, pour des raisons plastiques – j’ai utilisé le blanc afin de traduire le noir. Le blanc est une espèce de négation de la couleur alors que le noir, dans les peintures qui ont suivi, est devenu la couleur en puissance.

C’est ici la toute dernière période où tout est mélangé: le baroque, la figuration, le symbolisme, le jeu des formes, des plans et des couleurs.

Maixant 64-04

Je vous ai parlé jusqu’à présent de la façon dont j’avais évolué, je peux vous dire maintenant un peu ce qu’est, et comment, l’apport d’un tableau pour moi. Il y a,  à l’origine, la nécessité de formuler quelque chose. Cela commence par s’exprimer sur la toile directement, une toile non préparée. J’y  jette quelques traits, puis sur ce tracé – c’est une affaire de technique – je mets une  première couche de préparation, je reprends le dessin, je le précise, je cerne un peu ma pensée jusqu’à ce que la toile soit recouverte de deux ou trois petites couches de préparation. Au fur à mesure que les choses se précisent, j’arrive à concevoir de plus en plus la couleur.

Hyacinthe 60-33

Voici le dernier état d’un dessin, il est fait sur la toile à l’aide de craie et de fusain, simplement, mais pour moi l’ambiance est déjà fournie.

Ici la chose est en couleurs. C’est peut-être idiot et vaniteux de le dire, mais dans le dessin il y avait déjà des possibilités de la couleur et, je crois, sa nécessité.

Harald 60-04

Chaque fois qu’on déclare: je fais cela de telle ou telle façon, on s’aperçoit à ce moment là qu’on vient de dire une chose parfaitement insane et qu’on procède le plus souvent de la façon inverse. Ici, c’est né du désir d’une couleur, et dans cette couleur s’est introduit un graphisme. J’ai commencé par mettre toute la toile en jaune, et dans ce jeu de couleur est apparu le graphisme.

II y a aussi une chose qu’on peut voir dans cette peinture: c’est l’importance que peut avoir le geste. Pour moi, le geste n’est pas simplement fait avec le bout des doigts… selon l’importance qu’on veut donner à une forme, on peut la faire sortir soit par le blocage des doigts, soit par le blocage du poignet, ou encore de l’épaule. Et si l’on veut exprimer le maximum de plénitude, il faut faire participer tout le corps en projetant, en donnant tout son poids dans le tracé. Dans cette peinture il ya eu justement cette brusquerie du geste.

Erna 58-16

Dans la précédente le geste était quelque chose de lent, en tout cas je l’ai exécuté lentement, tandis qu’ici le geste a essayé d’être plus rapide, plus incisif.

Herta 60-20

Cette toile, née du désir de couleur, a eu à un moment donné cette plénitude du geste, et en même temps dans les petites formes la précision; c’est posé avec le bout du pinceau délicatement, comme on poserait une mouche sur le visage d’une femme.

Je crois que j’ai dit tout ce que je pouvais.